Délaissant ses drames étatsuniens vénéneux, Jean Dufaux nous embarque dans une Russie vieux style, mais alternative et uchronique, où les références à des époques différentes se télescopent, sans grand souci de cohérence (Statue de type soviétique, planche 31 ; allusion à « Saint Trotsky », planche 28, « Saint Gogol », planche 37)... Inutile, donc, de chercher un quelconque fondement historique à cette histoire de rivalité entre un vieil Empereur maniaque et tricoteur, et une impératrice svelte et nymphomane.

Le côté baroque du récit vient de la récupération soigneusement effectuée de traits de civilisation ressentis par le lecteur comme « Russes », ainsi que de leur accentuation, parfois aux limites de la caricature (planche 16), par le dessin de Philippe Adamov, qui sait magnifier tout ce qu’il représente, par le choix de grandes vignettes, une ligne claire réaliste et d’une grande lisibilité, et un travail très poussé sur les décors et les costumes : grandes robes à boutonnières festonnées, toques et cols de fourrures, meubles , tissus, grands crucifix orthodoxes, porcelaines ornées, frisures rigides de la belle époque rococo des services à thé... Orgueilleuse forteresse d’Okaba aux glacis raides et élancés (planche 2). Bouffissure d’obésité d’un passager du train évoquant le « Transperceneige » (Planches 3 à 10), contrastant avec la finesse aristocratique de la physionomie du héros, Vladimir.

Bien qu’Adamov donne des détails des représentations un peu indistinctes, on admirera les peintures pariétales de personnages sacrés orthodoxes, avec l’abondance spectaculaire propre à ce culte (planches 11, 18, 20 à 24). Intéressant personnage que ce Rostan, homme de main efficace de l’Impératrice, amputé d’un bras et d’une jambe, équipé d’une prothèse qui sait tuer une cible à distance, drogué (planches 34 et 35). Belle vues sur un « kreml’ » hérissé de tours (planche 19).

L’intrigue elle-même est un enchaînement de complots plus ou moins sordides, l’Empereur et l’Impératrice se cherchant des alliés par divers procédés pour prendre le dessus sur le rival. Promesses d’indépendance à des peuples soumis (Les « Zaporogues » ont vraiment existé : ce sont des Cosaques Ukrainiens qui, précisément, ont combattu la Russie pour obtenir leur indépendance ; cela nous amène, au plus tard, aux XVIIe-XVIIIe siècles) ; trafics obscurs autour d’une livraison de missiles à une faction ambitieuse... Cela sent tellement le complot, et la diversité des intérêts en présence si peu évidente, que ce premier épisode ne parvient pas vraiment à captiver le lecteur sur ces manigances.

Dufaux et Adamov se rattrapent sur le choc des images, les scènes de cruauté et de sexe. De ce côté-là, vous aurez une dose satisfaisante. Cadavres nus mutilés pendus à des charpentes, flaques de sang, égorgements et mutilations, viols; masques déshumanisés des contrôleurs d’identité dans le train...

L’érotisme constitue la séduction majeure de cet album. L’Impératrice rouge, déjà, est une obsédée sexuelle en quête de jouissances que lui offrent rarement ses amants, à qui elle fait couper la tête dès lors qu’ils ne se sont pas montrés à la hauteur ; ça fait beaucoup de têtes à ramasser. Avoir ses règles au bon moment permet de vaincre lors d’un étonnant rite de pouvoir (planches 22 à 26). Intéressants corps nus planches 12 à 14.

La plus troublante création érotique de l’album est Adja, la narratrice, douze-treize ans, propre à exciter la concupiscence des lecteurs mâles par cette ambiguïté majeure entre l’enfance à laquelle elle appartient, et son rôle d’experte érotique : amoureuse de son Impératrice, elle la prépare, la baigne, la caresse (parfois un peu poussée, la caresse – planches 41 et 42), reçoit les candidats à la décapitation érotique (pardon, à une nuit passée avec l’Impératrice), les stimule par des aphrodisiaques, les met « en bonne forme », les fouette en pleine action (planches 36 à 40)... Ajoutons que cette fillette perverse ne craint rien, repère les futures cibles du nettoyage politique effectuée par l’Impératrice (planches 21, 24) et fait preuve d’une délicatesse de cœur qui contraste avec sa perversion consommée.

Un album largement érotique, donc, avec ce qu’il faut d’intrigues obscures, de sang, et du lyrisme parfois bavard de Jean Dufaux pour offrir de beaux reliefs en tout genre...
khorsabad
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le 3 févr. 2014

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