Ah ! Le bel album, tout d’allégresse, de finesse, de tonus, d’intelligence ! Alain Ayroles, le scénariste, avait lancé Garulfo la même année que «De Cape et de Crocs » (les deux Tome 1 sont de 1995). On se demande, à vrai dire, quelle série on préfère, tant elles suscitent la jubilation du lecteur devant l’humour, le rythme soutenu des aventures, et les allusions culturelles récurrentes, qui nous donnent l’impression (une fois n’est pas coutume) que les auteurs ne nous prennent pas pour des abrutis. La gaieté générale à la racine de ces deux belles séries conduit Ayroles à placer, sur la couverture de ce Tome 1 de « De Cape et de Crocs », le nom de Garulfo (pas très loin de ceux de Karl Zéro et de Dario Moreno...) comme noms de lieux sur la carte qui apparaît en filigrane...

Comme Garulfo nous baladait dans les conventions des contes de fées populaires, « De Cape et de Crocs » choisit comme source d’inspiration les Fables (La Fontaine est cité sur une page de garde) et le théâtre du temps de Molière (Jean-Baptiste Poquelin est cité au même endroit). Les deux genres sont explicitement mis en scène de la planche 1 à la planche 4, comme en manière d’exergue. L’enracinement dans ce XVIIe siècle, avec rapières et chapeaux à grandes plumes, est confirmé par l’insertion d’une autre carte dans les pages de garde, tout-à-fait dans le goût de cette époque, mais agrémenté de dessins fantaisistes, visiblement d’une tout autre main que l’original. Pour s’en convaincre plus encore, le motif de la quatrième de couverture présente un beau cadre orné de moulures et de masques de la comédie et de la tragédie accrochés à des rinceaux dorés, au-dessus de trois symboles de Venise : une figure de proue de gondole, un autre masque de carnaval vénitien, un poteau bariolé d’amarrage.

Quant au récit, il ne cherche pas à en rajouter sur l’originalité du thème : carte de trésor à trouver dans un archipel éloigné et protégé par des forces redoutables ; les héros et les méchants se disputent cette carte.

Preuve que l’on a affaire à de grands artistes : l’originalité n’est pas dans l’intrigue, mais dans son traitement.

Il fallait une certaine audace pour choisir deux héros-animaux de fable (un loup et un renard) évoluant dans un milieu essentiellement peuplé d’humains plus ou moins caricaturaux. Ce choix marque la série d’une empreinte d’irréalisme, mais oblige à la considérer sous l’angle des conventions de la Fable et du théâtre classique. Les personnages ont chacun une personnalité bien typée, à peu près ce que l’on appellerait en matière de théâtre un « emploi » : le jeune freluquet benêt et lâche, le Turc à grosses moustaches, la fille enfermée par son père et rêvant à l’amour, le père sans cœur et cupide, les deux héros-animaux (entre spadassins à cape et nobliaux désargentés), le Français-renard Armand Raynal de Maupertuis, et l’Espagnol-loup Don Lope de Villalobos y Sangrin. Ces nationalités ne sont pas choisies au hasard : le Français est aussi habile à trousser des vers de circonstance (quelque part entre Molière et le Cyrano de Rostand – voir planche 42) qu’à conter fleurette au premier minois qui passe ; tandis que l’Espagnol tient beaucoup à son personnage fier et ombrageux d’hidalgo, grand défenseur de la chrétienté contre la menace turque, et rêvant d’infliger aux infidèles un « Lépante II – Le Retour » (planche 12) !

Molière est spirituellement mis à contribution par la reprise du passage célèbre des « Fourberies de Scapin » (« Que diable allait-il faire dans cette galère ? » - planche 2), plusieurs fois détourné (car la « galère » présente ici est une « chébèque », ce que les personnages ne se privent pas de rappeler – planche 6).

Côté La Fontaine, on appréciera la symétrie entre la mise en scène de rue de « Le Loup et L’Agneau » (planche 3) et le même « agneau » tentant de séduire un autre loup (planche 19). Même Mozart s’y colle (« Cosi fan Tutte », planche 34).

Les dialogues offrent finesse et élégance tout au long du récit, et débouchent tout naturellement sur de fort beaux morceaux rimés, composés avec soin par Alain Ayroles.

L’humour est partout : dans les dialogues entre personnages, dans les surprises et détournements divers (les marins brutaux du navire turc dissertant philosophiquement d’Omar Khayyâm, planche 8 ; l’ironie des dialogues (planche 15) ; la présence du frêle lapin Eusèbe dans une chiourme de galère (planche 31) ; la comptabilité des coups de bâton à donner à un valet (planche 33) ; les erreurs mythologiques (planche 34), la devise ridicule d’Armand (planche 41), les débats sur la destination du navire après l’assaut (planche 45))...

Les références culturelles sont habilement utilisées pour entraîner le lecteur dans le rêve : planche 11, comme il s’agit de donner au trésor un caractère antique et magique, le manuscrit qui en parle est censé être rédigé en « cananéen » (alors que l’écriture est plutôt du cunéiforme) ; la chute d’Akkad et l’invasion Hyksos, toutes deux réelles, sont quand même séparées par 600 ans environ ; tout cela est destiné à confiner l’action dans la Méditerranée du XVIIe siècle, et c’est pourquoi une pierre magique porte de le nom de Tânit (déesse phénicienne).

Jean-Luc Masbou nous propose un dessin humoristique expressif, aux détails bien choisis, aux personnages bien typés, souvent des personnages conventionnels de théâtre classique, précisément. Les gradients de luminosité des couleurs, fort travaillés, et tout en nuances, le disputent en attraits à la variété de ces mêmes couleurs réunies dans la même vignette ; cette variété contribue considérablement au sentiment de vie et à l’élan allègre qui soutient le récit.

Masbou nous restitue le cadre vénitien avec un détail et un raffinement qui vaut tous les éloges : Palais des Doges, Pont des Soupirs et « Plombs » de Venise (planche 26), ponceaux arqués, églises à dômes, maisonnettes modestes aux joints de maçonneries épais, canaux puants avec rats crevés (planche 13), délicieuse placette nocturne et irréelle (planche 14), palais aristocratique (planche 15). Très belle cabine sur le navire turc (planche 9), souterrain non sans rapport avec les « Prisons » de Piranèse (planche 10) ; des sortes de « minions » démoniaques sortant des mixtures de Baltiel Ben Bézalel (planche 10) ; horloge zodiacale (planche 13), balcon style Juliette attendant Roméo (planche 17), carte marine à lignes de rhumbs (planche 28 et couverture), magnifique galère (planche 30)...

Un bonheur d’écriture, tenu d’une main ferme par deux grands artistes.
khorsabad
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le 31 oct. 2013

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khorsabad

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