Voici donc le récit qui inaugura le premier numéro du "Journal de Tintin" le 26 septembre 1946 et qui se poursuivit jusqu'en avril 1948. Suite directe des "Sept boules de Cristal", cet album s'en écarte pourtant prodigieusement en marquant, pour Hergé, une véritable évolution, aussi bien du point de vue professionnel que personnel. On s'en doute, le mépris dont il fut l'objet durant l'après-guerre, ses arrestations et ces rumeurs de collaboration avec l'occupant nazi ont quelque peu fragilisé son moral. Comme si ça ne suffisait pas, c'est également à cette période que survient le décès de sa mère. Aussi, le travail à beau reprendre en 1946, dans un journal élevé à la gloire de son smiley à la houppe, Hergé ne va pas bien, un peu comme Haddock dans les "Sept boules de Cristal" assis sans rien faire et tirant la gueule en attente de nouvelles de son pote Tryphon.

Si les premières planches de cet opus paraissent au rythme régulier de deux pages hebdomadaires, l'auteur éprouve, après quelques mois, de plus en plus de mal à poursuivre l'aventure. Il en vient à recourir à une technique astucieuse qui consiste à remplacer, chaque semaine, quelques cases de la BD par une série de petits textes didactiques sur les Incas et leur histoire, le tout signé "Tintin" comme pour faire croire aux jeunes lecteurs que leur héros se sort les doigts du cul pour bosser de temps en temps. Jusqu'au moment où ça ne suffit plus: Georges Remi sombre dans sa première dépression et arrête purement et simplement de travailler durant deux mois, avant de finalement reprendre le dessus pour achever son oeuvre comme il se doit.

Ces difficultés personnelles sont d'autant plus intéressantes à souligner que cette aventure bénéficie d'un aspect technique du feu de dieu (sans vouloir faire de jeu de mots) qui s'accorde à priori assez mal avec l'idée d'un auteur pleurnichard et velléitaire: tout d'abord, il s'agit de la première aventure de Tintin directement publiée en couleur. Ensuite, le passage au format à l'italienne offre une aventure "panoramique", qui laisse respirer de vastes décors particulièrement minutieux et ambitieux. Vous l'aurez compris, ce Tintin est beau. Il impressionne. Il pulse à donf. Jacobs (cf. mes critiques précédentes) est d'un soutien sans faille pour Hergé, le poussant toujours plus loin dans la perfection graphique via une importante recherche documentaire, que ce soit dans les musées (le Cinquantenaire), le National Geographic (dont Hergé était un fidèle suppôt depuis bien longtemps) ou encore divers ouvrages dont le plus déterminant fut sans conteste "Pérou et Bolivie" de Charles Wiener. Ce long récit scientifique en pays inca est illustré par plus de mille gravures dévoilant l'architecture, les vêtements, les rites, bref, pratiquement tous les aspects de cette passionnante civilisation. Du coup, "Le Temple du Soleil" est d'une exactitude graphique presque totale. Mais vraiment. Oubliez le tombeau égyptien approximatif des "Cigares du Pharaon" ou les Indiens habillés de robes plus que douteuses dans "l'Oreille cassée". Ici, tous les dessins correspondent à la réalité, ou presque !

Cet album est unique dans la carrière de Hergé de par son caractère de véritable aventure archéologique. Notre ami ne voue pas une passion immodérée pour l'Histoire, parfois prétexte à ses récits, mais jamais coeur palpitant de ses intrigues, à cette notable exception prêt. Tintin vit effectivement dans un présent absolu et éternel, étant lui-même dépourvu de racines. Cette aventure est pourtant traversée par un passé dense et complexe. Rien d'imaginaire, comme pour "Le Sceptre d'Ottokar". Non, là, on parle d'une réalité qui suinte à travers chaque case et qui en fait l'un des albums les plus immersifs et les plus envoutants de Tintin. Le dépaysement du Pérou des années 40, ses montagnes, ses jungles, sa caste d'Incas qui s'évertuent à faire vivre des traditions oubliées par le reste du monde. Une Histoire qui revient hanter le présent, sous forme de menaces directes pour les Indiens (qui refusent par conséquent d'aider Tintin et Haddock dans leur quête) et sous forme de cauchemars et de malédictions pour les Occidentaux (Tintin qui se fait rôtir en rêve, Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! ... pardon.).

Cette soudaine passion pour les recherches historiques peut s'expliquer par le manque d'inspiration dont souffre Hergé, qui semble avoir un besoin vital de puiser la matière de son récit partout où il le peut. Ainsi, son scénario du "Temple du soleil" finit carrément par être un quasi-plagiat d'un roman de Gaston Leroux (l'auteur du "Mystère de la Chambre Jaune"): "L'épouse du soleil". Vous n'y croyez pas ? Alors voici un résumé de sa trame: une femme se fait enlever par des Indiens Quichuas après avoir reçu un mystérieux bracelet; des gars vont se mettre à sa recherche en partant du port de Callao, vont passer par Jauga en train, puis vont marcher dans les montagnes avec des lamas jusqu'à ce qu'ils trouvent l'entrée d'un temple en passant par des grottes avant de sauver l'héroïne placée sur un bucher allumé à l'aide de miroirs... Vous ne sentez pas comme un vague parfum de déjà-vu, vous ? Et encore, je vous passe certains détails directement transposés par Hergé dans sa BD...

Enfin, le fameux coup de l'éclipse, inspiré à Hergé par ce qui arriva à Christophe Colomb, matant une révolte d'Indiens en Jamaïque en leur faisant croire qu'il pouvait faire disparaitre la lune, est d'une incohérence flagrante: certes, les Incas ne pouvaient prédire très exactement ce genre de phénomènes célestes. Or, ceux de la BD sont des êtres modernes, sortant régulièrement de leur trou pour se mêler au monde extérieur (l'un deux ayant même été le compagnon de spectacle du général Alcazar en Europe !). Comment, dans un tel cas, peuvent-ils être terrorisés par un phénomène connu de tous ?

Je ne serai pourtant pas mauvaise langue: toute cette genèse laborieuse n'est quasiment pas visible tant les talents combinés de Jacobs et de Hergé parviennent à lier maints éléments disparates (on peut encore citer comme sources d'inspiration "Les Araignées" de Fritz Lang ou encore "Candide" de Voltaire... presque rien dans cette BD n'a été inventé par monsieur Remi !) en une trame plaisante et dépaysante. La seule (grosse) faiblesse du récit intervient au milieu, lorsque l'auteur essayait de retarder le plus possible une conclusion qu'il ne parvenait pas encore à clairement s'imaginer. L'expédition des trois aventuriers s'éternise alors (comme cette critique), d'abord dans les montagnes, puis dans la jungle et les péripéties se résument bientôt à une suite d'affrontements avec la faune locale (abrégés dans la version album). Tintin retrouve aussitôt ses vieux réflexes acquis au Congo et se met à buter tout ce qui bouge et qui vient le faire chier.

- Tintin, au secours !

PAN !

-Tintin, je meurs !

PAN !

- Waf ! Waf !

PAN !

En fait, Tintin sauve la vie de tout le monde dans cet album, et plusieurs fois encore: Milou, Haddock et même le gamin qui leur sert de guide ! Du coup, on se demande pourquoi il n'est pas parti sauver Tournesol tout seul tant ses compagnons semblent gêner son implacable avancée, comme des boulets accrochés à ses chevilles. Sans cela, "Le Temple du soleil" aurait figuré dans mon panthéon personnel. En l'état, il reste un très bon récit d'aventures, sans doute le plus proche de la veine d'Indiana Jones.
Amrit
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le 1 déc. 2011

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Amrit

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