Difficile de mettre un classique en bande dessinée : sa nature même de classique veut que le lecteur se soit souvent forgé une représentation bien codifiée des personnages, de l'action, des décors, et voici que le prétentieux adaptateur arrive, cherchant vous imposer ses représentations à lui, forcément en décalage avec les vôtres ! Quelque part, cette tentative touche à votre identité, autant dire qu'elle est assez mal perçue. Alors, en plus, si, comme Peter Pan, ces représentations ont été forgées pendant votre enfance, époque de toutes les fondations, et avec l'appui normatif de Walt Disney, le sieur Loisel a de fortes probabilités d'être reçu comme un prétentieux perturbateur d'icônes polies par le temps.

Le trait de Loisel faisant dans la fantaisie, mais assez peu dans la féérie, il a plutôt été bien inspiré d'enraciner son héros dans l'époque et le pays de sa création : l'Angleterre victorienne. Mais pas l'Angleterre des beaux manoirs aristocratiques jaloux de l'impeccabilité de leur gazon millénaire; non, le Londres de Jack l'Eventreur et de Dickens : masures et courettes écaillées, ruelles brumeuses, prostituées plus ou moins ragoûtantes, alcooliques et blessés de la vie en tout genre. Belles représentations de pavés humides, de cheminées, de chute de neige; on a froid pour les personnages, dans ce monde sans lumière et sans chaleur autre que celle de l'alcool, et incidemment de quelque foyer.

Bon, voilà, les enfants perdus : une poignée de gavroches portant l'ample casquette victorienne d'Oliver Twist, et qui rappellent assez la bande à Fagin dans le roman de Dickens. Peter Pan, un gosse aux yeux largement écartés et un peu bridés, affublé de deux quenottes de lapin qui dépassent de sa mâchoire supérieure, raconte des histoires aux enfants perdus.

Le talent narratif de Peter, qui charme les gosses, est imposé d'emblée. Sans nous dire pourquoi ni comment, l'auteur nous pose un Peter obsédé par la douceur maternelle rêvée (alors que celle qu'il appelle sa mère est une horrible mégère alcoolique, qui tuerait son "fils" pour une bouteille de brandy de plus). Peter, au seul critique de la puberté, veut bloquer son vieillissement pour vivre la douce enfance qu'il n'a jamais eue.

Loisel n'arrange vraiment pas les adultes, dans son récit : outre la mère-sorcière de Peter, les enfants ont affaire à un manchot brutal, alcoolique, et visiblement pédophile. Pas de quoi avoir envie de devenir adulte. Pour obtenir une bouteille de brandy, Peter est d'ailleurs obligé de se déculotter devant une assemblée d'ivrognes d'une grossièreté répugnante.C'est clair : le monde abject des adultes est celui de la sexualité. On pense que Peter va faire tout ce qu'il peut pour fuir ce monde.

Seul un vieux bonhomme, Mr Kundal, se montre aimable et paternel envers Peter. D'ailleurs, il lui transmet un exemplaire de l' "Odyssée" qui aurait appartenu au père de Peter, grand voyageur au caractère un peu spécial. Un mystère tourne autour de ce livre : pourquoi le transmettre à Peter ?

Page 25, la problématique du Temps et du vieillissement se met explicitement en marche dans le discours de Mr Kundal : le Temps, c'est le Grand Gourmand.

La fée Clochette débarque sous un auvent où Peter grelotte. Sexy mais plus empâtée que chez Disney, elle est féminine, pas toujours dans le bon sens du terme : elle se montre vaniteuse et sensible aux compliments.

Avec une étonnante soudaineté, on quitte Londres pour se retrouver avec le capitaine Crochet, Monsieur Mouche et l'équipage de pirates. Enfin, Crochet n'est pas encore Crochet, vu qu'il a ses deux mains. Crochet est à la recherche d'un trésor auprès d'une île, où de curieuses sirènes l'ont attiré. Lesdites sirènes semblent avoir un notion très très confuse du Temps. Et Crochet a un problème de Temps : grâce à un réveil qui sonne toutes les treize minutes, il veut perturber le cycle circadien d'un crocodile qui lui bouffe tous ses plongeurs, ce qui l'empêche d'accéder au trésor qui est dans l'eau. Le but de la manoeuvre est que le crocodile dorme le jour, afin de laisser tranquilles les plongeurs de Crochet pendant qu'ils vont chercher le trésor.

On le voit, on parle beaucoup de Temps, là-dedans : c'est la thématique centrale de "Peter Pan". Loisel exploite des décors et des personnages revus et corrigés, mais la trame principale est conservée.

Peut-être aurait-on pu, dès la première image, éviter de dire que la faim, la misère et le froid "peaufinent" le décor. Avant de peaufiner, le minimum, c'est de construire progressivement. Là aussi, la chronologie est violentée. Clin d'oeil ?
khorsabad
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le 6 juil. 2012

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