Seconds
7.6
Seconds

Comics de Bryan Lee O'Malley (2014)

Les petites recettes de O'Malley

Syndrome Nevermind. Après une première BD confidentielle, Bryan Lee O’Malley a été dépassé par le succès de son second album, Scott Pilgrim. Mix entre comics indé, manga et culture gaming, Pilgrim, après un premier tirage de 600 exemplaires, a franchi au sixième et dernier volume la barre du million de ventes (dont 100 000 en France) en 2010. Ajoutez une adaptation ciné réussie et il y a de quoi paralyser un jeune auteur. Au contraire, O’Malley vit la sortie de sa nouvelle BD, Seconds, comme une libération. «De 2003 à 2010, toute ma vie a tourné autour de Scott Pilgrim, explique ce Canadien de 35 ans installé à Los Angeles. Il fallait que je me prouve que je pouvais faire quelque chose de différent. Les fans n’osent pas se l’avouer, mais ils veulent qu’on refasse toujours la même chose.» On aimerait le contredire, mais on doit reconnaître qu’on redoutait le «tournant de la maturité» chez un génie de la gaminerie.


Le personnage principal de ce conte fantastique est l’antithèse de l’indolent Pilgrim : Katie, chef flippée du Seconds, cantine à hipsters perchée sur une colline, tente de monter une nouvelle affaire mais l’opération vire au fiasco. Sans trop dévoiler de l’intrigue, on peut évoquer son premier virage : la découverte d’une petite boîte contenant un champignon rouge, un carnet rouge et une carte immaculée avec ces instructions : «1) Notez votre erreur. 2) Avalez un champignon. 3) Endormez-vous. 4) Réveillez-vous et redémarrez à zéro.»


Seconds bouffe à tous les râteliers, citant Un jour sans fin, l’Effet Papillon ou Gremlins, mais avec un sens de la mise en scène qu’on ne connaissait pas à O’Malley. Il rabote ou escamote des cases, les surligne ou gomme ses planches. Le tout avec ce trait mi-cartoon mi-manga qu’il affine au fil des ans. Surtout, il donne à son univers une existence quasi-organique. Une épaisseur qui tient à l’unité de lieu et à un souci maniaque du détail, macro comme micro. Tel ce tableau au-dessus du lit de Katie qui évolue à mesure que la chef perd le contrôle : au départ simple scène de chasse représentant un faisan en vol, le gallinacé se fait choper par un chien avant d’être ficelé et rôti dans les planches suivantes.


Ce type de bagatelle confère à l’ensemble un aspect ludique et généreux, qui tient à la collaboration d’O’Malley avec le dessinateur Jason Fischer : «J’ai travaillé à la japonaise, Jason m’a aidé pour les décors ou les arrière-plans. Quand je dessinais un frigo, c’est lui qui le remplissait d’œufs ou de poireaux. C’est ce type de détails qui rend l’univers tangible.»


Une héroïne de moins de 30 ans



«Depuis le départ, je voulais un personnage avec des responsabilités, quelqu’un en position d’autorité. Le contraire de mes personnages précédents. Katie a vieilli avec moi, au fil de l’écriture. Au départ, elle devait avoir 26 ans, elle finit à 29. Je me suis arrêté là, parce qu’il me semblait que le cap des 30 ans est quelque chose d’important, que les problèmes des trentenaires sont trop différents de ceux d’une personne d’une vingtaine d’années et, même si je voulais me libérer de l’attente des fans, je ne voulais pas que la barrière soit trop haute. Mais, au final, une des clés de Seconds, c’est bien le passage de ce cap de la trentaine.»



Un découpage calqué sur les romans



«Seconds ne fait qu’un seul volume et je voulais que mon livre ressemble à un roman. C’est pour ça que j’ai laissé une marge en ouverture et en clôture de chaque chapitre, qui est titré et numéroté. Tout tourne autour de l’utilisation des cases. Je peux en "enlever" une et marquer l’absence ou la perte de contrôle quand les choses tournent mal. Je peux les noircir complètement pour marquer un basculement, le passage entre les différentes strates de réalité. Certaines cases sont en couleurs mais ne servent qu’à placer le récitatif, sans dessin. Et parfois, le jeu ne repose que sur le contour des cases, surlignées en rouge… Idem avec le lettrage. Pour le format des planches, j’ai opté pour quelque chose d’assez européen, de presque carré, en tout cas moins inspiré du manga que ne l’était Scott Pilgrim. Ça me déprime toujours de voir des BD qui ne jouent pas avec les formes et les formats.»



Un jeu de narration



«J’aime l’ambiguïté des deux fonctions du récitatif [le cartouche avec des indications de temps ou de lieu, ndlr]. Il sert parfois de simple outil pour décrire l’environnement ou le contexte. Mais, à d’autres moments, c’est plus qu’une voix off. Pour cette page, la voix pourrait être dans la tête de Katie, en tout cas elle lui répond. C’est une idée marrante que je voulais glisser dans Seconds depuis le début. J’ai dessiné cette page 17 très tôt et j’aimais beaucoup ce jeu entre Katie et le narrateur. Du coup, je n’ai pas changé un mot de ce dialogue et j’ai fait en sorte que le reste du livre ait le même ton, soit aussi drôle. Cette planche m’a vraiment servi de modèle.»



Le noir et blanc (et orange) abandonné



«Quand j’ai commencé ma carrière, je lisais surtout des mangas et des comics indé. La BD, pour moi, c’était en noir et blanc. Et, à l’origine, Seconds devait être en noir et blanc et rouge - le rouge servant à marquer le passage d’un monde à l’autre. Mais, au fil du processus de colorisation de Scott Pilgrim[paru initialement en noir et blanc, il ressort aujourd’hui en couleurs chez Milady Graphics, ndlr], j’ai développé une bonne relation avec mon coloriste, Nathan Fairbairn, au point qu’il sait maintenant ce que je veux avant même que je le lui explique… Je me suis dit que faire le prochain bouquin en noir et blanc risquait de lui donner un petit côté inférieur, qu’il manquerait quelque chose. Après avoir fait une centaine de pages en noir et blanc et rouge, j’ai demandé à Nathan de me rejoindre. Et, franchement, je ne sais pas comment j’aurai pu me débrouiller sans lui sur certaines scènes.»



Paru dans Libé

Marius
7
Écrit par

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Créée

le 10 avr. 2015

Critique lue 530 fois

8 j'aime

Marius

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