Snegurochka
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Snegurochka

Manga de Hiroaki Samura (2016)

C’est dans la nuit du 24 au 25 février 1956, à l’occasion du XXe Congrès du Parti Communiste d'URSS, que Khrouchtchev lit aux délégués encore présents un rapport appelé à connaître une certaine notoriété. La sortie, ce mois-ci, de Snegurochka anticipe de quelques jours le 60ème anniversaire du rapport Khrouchtchev. Si celui-ci reconnaissait à Staline un certain rôle positif il pointait aussi un changement, situé en 1934, chez le petit père des peuples : culte de la personnalité, répression contre d'authentiques staliniens, glissement vers une dictature sanglante...


L’action débute en 1933 dans Snegurochka. Le caractère de Staline n’e s'est pas encore « dégradé » mais l'époque n'est guère joyeuse en URSS...


Vous avez dit Snegurochka ?


Tel quel le titre ne vous dira peut-être pas grand-chose (à moi non plus). Il signifie « fille de neige » et renvoie, dans le folklore slave et russe à la fille du Père-Noël (grand-père Gel) et de la fée printemps. D’autres versions existent et, parfois, sa fin est triste, comme dans la Snegurochka de Korsakov à laquelle il est fait référence dans le manga. Est-ce que celle de Samura s’en tirera mieux ?


« Tout pouvoir porte en lui-même sa propre contestation, tout bolchevik a son menchevik, tout Staline a son Trotski. » (1)


Si la crise de 1929 se fait sentir du côté des nations capitalistes, l’union n'en est pas totalement préservée et se trouve, de plus, engagée dans de profondes transformations. Pour aller à l’essentiel : l’URSS a engagé une vaste réorientation de son économie avec une marche forcée vers l'industrialisation. Les plans quinquennaux aux objectifs très ambitieux se succèdent et le pays affiche un ronflant 6% de croissance du revenu national sur la période 1928-1960 (2).


Ce grand bond en avant (3) pour faire de la Russie paysanne ancestrale une « Russie du Métal » ne se fait pas de manière optimale : manque de développement des transports, surcoûts, industries des biens de consommation délaissées, gaspillages, faibles gains de productivité…


Elle ne se fait pas non plus dans la douceur : collectivisation forcée dans le monde rural, famines (cf. Ukraine), liquidation des koulaks, vagues d’épuration, arrestations, procès, Tchistka (épuration du Parti)… Ce n’est pas encore l’époque de la Grande Terreur mais les têtes commencent à tomber et à visiter les goulags. Tant mieux : cela permet de disposer d’une main d’œuvre corvéable à merci, pour appuyer les travailleurs réguliers et ainsi atteindre les objectifs fixés. « La mort d’un homme est une tragédie, celle d’un million d’hommes une statistique. » (4)


Ces éléments constituent la toile de fond du manga qui ne s’appesantit pas outre mesure sur ces points. L’idée est plutôt, dans ce cadre général, cette matrice, d’insérer un récit fictif mais vraisemblable, avec deux personnages principaux accidentés de la vie : Belka et Shchenok.


La petite datcha dans la prairie


C'est un fait. Les faits sont têtus. On a beau faire une révolution, liquider la famille impériale, le passé ne se laisse pas effacer en un claquement de doigts. L’histoire de la série comme certains personnages le montrent. Le passé laisse des traces. Visuellement, ce point se retrouve dès la couverture du tome, avec le jeu des reflets au recto et au verso. Faucille et marteau versus aigle bicéphale.


Belka et Shchenok - duo déjà joliment mis en scène sur la couverture comme lorsque l’on ôte cette dernière - vont donc essayer de tirer leur épingle du jeu. Belka veut passer quelques jours dans une datcha située en République de Carélie (nord-ouest de l’URSS). L’OGPU (absorbée par le NKVD en 1934) leur tombe dessus rapidement. Occuper une datcha illégalement n’est pas très bien vue : on n’aime pas les sangsues en Union Soviétique. Pourtant, le duo retourne dans la maison, en tant que domestiques, sous la surveillance d’un agent de l’organisation policière : Mikhalkov. Belka ne pouvant pas faire grand-chose devra acquitter sa tâche en nature... Entre deux maux il faut choisir le moindre.


On saisit assez vite que les deux personnages cachent leur véritable identité et cherchent quelque chose dans la demeure. S’engage alors une course contre le temps pour mener à bien leur quête avant qu’ils ne soient de nouveau arrêtés. Le temps presse mais ce sentiment d’urgence ne transparaît pas totalement. Belka, Shchenok et Mikhalkov jouent « à la dinette » pendant trois ans. La vie dans la datcha semble – en partie et en partie seulement – coupée des troubles qui agitent le pays par ailleurs.


L’URSS au prisme de ces personnages


Le duo principal de Snegurochka est plutôt atypique. Sans vouloir leur faire offense Shchenok et Belka ne brille pas par leurs capacités physiques. Chacun, à sa manière, est assez fortement limité. Mais l’union fait la force et, mentalement, ils sont plus qu’endurants. Loin de les arrêter, leurs limites ne les empêchent pas de se lancer dans une mission périlleuse, unie par une promesse inaltérable. Ils ont quelque chose d’extraordinaire et leur union leur permet d'avancer (au propre comme au figuré).


Surtout, leur fragilité apparente permet à l’auteur de passer vite sur les aspects tortures, travaux forcés (même si Shchenok ne coupera pas à ces derniers). Leur délit est mineur aussi ils ne connaîtront pas le parcours d’une Buber-Neumann (5) – certes prise plus tard (juin 1938) – ou de longues procédures pour qu’ils avouent. La torture n’est pas à l’ordre du jour.


Différents personnages apparaîtront sur leur parcours, appartenant tant à l’URSS d’alors qu’à son passé et se révélant allié, représentant du régime, adversaire pas toujours bien résolu… si bien qu’une mosaïque des figures et des forces de l’époque se dessine. Tout le monde n’était pas stalinien pur et dur et le passé impérial continue à marquer quelques esprits et lieux. Un récapitulatif est présent en fin de tome pour resituer les personnages que nous avons vu au détour des pages.


Samura es-tu là ?


Comme vous le découvrirez dans la postface, il y a eu pas mal de bouleversements entre l’idée de départ et le résultat final. Il a pu se documenter et en apprendre plus sur la Russie et nous rappeler cette « évidence » : « avant d’être racontés dans les livres, les événements historiques ont bel et bien eu lieu dans le monde réel. »


Côté graphisme, le coup de crayon de Samura se reconnaît très vite. Sa marque transparaît à travers le regard des personnages, leur position, attitude, profil… Sans doute Belka émerge parmi les figures présentes – parfois, rien que la voir appeler les personnages (« Viktor Stepanovitch Mikhalkov ») suffit à l’imposer – ces éléments n’étant pas sans rapport avec les propos de l’auteur de l’auteur lui-même : "They sort of tend to come out unhappy-looking when I just draw them naturally. For some reason I just can’t draw a really happy girl. (laugh)" ou "What I find arousing are things like voices, facial expressions, situations. I can only ever see bodies from an aesthetic perspective." (6)


Côté intrigue, l’auteur a su trouver un équilibre pour nous distiller des informations sur le contexte de l’époque, sans que cela ne nuise à l’avancée de l’intrigue. Ainsi Staline est présent mais n’apparaît qu’une fois, en tant que portrait (de bonne taille), à l’OGPU. Et puis il y a des petits détails qui marquent (le petit jeu de qui surveille qui… Bykov qui peint pendant qu’il travaille mais s’arrête dès que son travail est fini parce que « la peinture et l’essence de térébenthine appartiennent au parti. Je n’ai pas le droit de m’en servir pour mon usage personnel. »).


Pour autant, certains manques se font sentir : on regrette l’absence de paysage et ce côté finalement assez huis clos qui contraste avec l’immensité du territoire soviétique. L'aspect thriller met du temps à se déclencher et la tension n’atteint pas vraiment son paroxysme. J’ai aussi eu un peu de mal avec le fait que Bykhov use sexuellement de Belka pendant trois ans mais, que, finalement, cela passe comme une lettre à la poste.


« I’ve seen the future, and it works. »


Les éléments critiques qui précèdent ne suffisent pas à occulter le plaisir pris à lire ce one-shot. En 7 chapitres, l’auteur parvient à poser une intrigue tournant autour d’une quête d’identité, de reconnaissance qui, une fois que l’on est bien entré dans l’histoire, se révèle assez passionnante. La fin choisie ne gâte rien. Ce n’est pas un one-shot Potemkine mais un one-shot de qualité, bien traduit, et agréable à manipuler (le format 15x21 a encore frappé !). Je serai curieux de savoir si le titre sera traduit en russe et quel accueil lui sera réservé.


Prochaine étape de cette année Samura : dépaysement complet avec Halcyon Lunch en avril !


Notes :


(1) Propos concernant un des piliers cognitifs de Staline, cf. Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, 2015, « Hitler a devancé une attaque de Staline », in Jean Lopez et Olivier Wieviorka (dir.), Les mythes de la Seconde Guerre mondiale, p. 81.
(2) Cf. Daron Acemoglu et James Robinson, 2013, Why Nations Fail, p. 127.
(3) Au cas où : l’expression consacrée se réfère à Mao et à la Chine mais je l’emprunte ici.
(4) Propos attribué à Staline, cité dans Robert Proctor, 2014, Golden Holocaust, p. 10.
(5) Maragarete Buber-Neumann, 1949, Déportée en Sibérie. Prisonnière de Staline et Hitler 1.
(6) Ces propos sont extraits d’un entretien de l’auteur réalisé pendant la parution de Snegurochka dans Manga Erotics F. Un grand merci à Mµû !

Anvil
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le 24 févr. 2016

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