Dans les derniers albums de Tintin, Hergé s'émancipe du seul ressort de l'aventure. Ainsi, il rompt totalement avec pour créer un album dans un univers clos, proche du théâtre avec "Les bijoux de la Castafiore" ; puis essaye le grotesque dans "Vol 714 pour Sidney". Avec "Tintin et les Picaros", il dépeint derrière son aventure un tableau critique de son siècle, notamment des régimes dictatoriaux et mouvements révolutionnaires sud-américains.

Dans cet album, on suit Tintin aidant le général Alcazar, et ses guérilleros, à renverser la dictature du général Tapioca au San Théodoros, pays imaginaire d'Amérique du Sud. Cette histoire est simple, bien plus pauvre que les précédentes œuvres d'Hergé. Mais c'est seulement un socle, la richesse de cet album n'est pas ici.
En effet, Hergé n'avait jamais autant ancré une aventure de son éternellement jeune reporter dans un monde aussi cynique.
Les éléments les plus évidents sont ceux de la dictature du général Tapioca, avatar des régimes politiques en place dans cette région du monde au XXème siècle. Manipulations politiques, procès truqué, propagande, arrestations abusives, état militarisé, exécutions, sont les composants principaux de ce tableau à charge. Le court passage où Tintin, Haddock et Tournesol sont séquestrés permet d'aborder la surveillance des opposants, mais on y remarque surtout un clin d'œil savoureux aux œuvres de Sciences Fiction, avec une situation inspirée des classiques de dystopie : le sacrifice de la liberté au profit de la sécurité ou du bonheur. Un sujet faisant toujours débat aujourd'hui. La présence remarquée de Sponsz souligne les secondes vies de cadres du régime nazi dans les dictatures d'Amérique du Sud, un thème d'actualité présent sous toutes les formes en ce milieu des années 70, que ça soit avec la chasse aux nazis des Klarsfeld ou encore la chanson "S.S. in Uruguay" de Gainsbourg.
On note par ailleurs dans cet album la présence appuyée de la télévision. Télévision d'état relayant la propagande du pouvoir au San Théodoros, ou télévision commerciale relayant les publicités des industriels en occident. Une présence non idéalisée des médias puisqu'au-delà de la télévision San Théodorienne, Hergé brosse dans le même esprit un tableau de la course au sensationnalisme d'une partie de la presse écrite par le biais du journal "La Dépêche", et des pratiques peu éthiques de ses journalistes.
Hergé n'oublie pas non plus le cynisme de l'individu. Ainsi, s'il jouait sur le champ du comique avec les retournements de veste des militaires dans "L'oreille cassée", il exhibe ici un opportunisme bien plus âpre.
Toujours ancré dans son temps, on apprécie les références à l'art moderne parmi les décors, sujet dont Hergé n'aura pas le temps de terminer la critique dans "Tintin et l'alph-art" ; l'album suivant qui demeurera inachevé. On observe aussi les efforts du jeune héros dans une lutte contre la peine de mort. Une idée qui faisait son chemin dans les années 70.
Cet album offre même une légère satire de la publicité des industries, notamment de l'alcool, par l'emblématique marque de whisky "Loch Lomond", qui sponsorise le carnaval et surtout incite les dépressifs à s'alcooliser dans ses spots télévisuels. On note une fois de plus un constat des pratiques des multinationales, qui s'ingèrent dans les guerres ou guérillas en soutenant les mouvements qui arrangent leurs affaires, par l'intermédiaire de la désopilante "International Banana Company".
Pour finir, on découvre en arrière-plan le tourisme des riches occidentaux dans de ronflants centres urbains contrastant avec l'extrême misère du peuple dans les bidonvilles.

Heureusement Hergé n'abroge pas la dimension humoristique inhérente à son œuvre, toujours amenée par les personnages secondaires que sont Haddock, Nestor, Tournesol ou encore Milou, et nous évite de sombrer dans une pénible diatribe.
On se régale même cette fois-ci, grâce à d'hilarantes situations comiques fondées sur le succulent paradoxe du général Alcazar qui lutte contre l'asservissement de son peuple mais se soumet dans son couple au comportement tyrannique de sa compagne.

Mais malgré l'aventure et l'humour, cet excellent album nous laisse dans des eaux saumâtres, à l'image de l'avant-dernière case où l'on peut voir deux militaires patrouillant dans un bidonville où s'affiche une pancarte "Vive Alcazar", et qui répond à l'une des premières de l'album au San Théodoros montrant deux militaires patrouillant dans un autre bidonville avec une pancarte "Vive Tapioca". Passe la révolution, rien ne change pour le peuple. Car en 1976, le régime castriste a déjà jeté un voile sur le leurre des mouvements insurrectionnels.
Et c'est avec un goût amer que l'on criera tout de même, en souvenir des illusions perdues, « ¡ Viva la Revolución ! »
Hunky-Dory
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le 3 avr. 2011

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