Homme libre souillé au White Spirit®

On retrouve dans 12 years a slave la verve virulente de Steve McQueen, et son audace à afficher plein cadre ce que d’autres suggèrent habituellement, la violence et le décharnement des corps en particulier. Dans la suite logique de ses deux premiers long-métrages, il continue de mettre à mal l’humanité et son véhicule corporel en malmenant ce dernier jusqu’à lui ôter tout souffle de vie. Jouissant, pour imprimer sur bobine la puissance de ses plus âpres séquences, d’un savoir-faire insolent, le jeune cinéaste poursuit sa quête de l’esthétisation de la douleur, et y parvient sans fléchir, n’hésitant pas pour cela à faire durer ses séquences, à poser sa caméra pour filmer l’horreur, l’exercice atteignant son paroxysme lorsque le pauvre Salomon peine à avaler quelques goulées d’air, en équilibre instable sur la pointe de ses deux pieds tremblants.

Si tout le monde s’accorde sur la beauté formelle de 12 years a slave, il semblerait que son fond dérange un peu plus. Entre ceux qui défendent un travail de mémoire légitime et ceux qui se bloquent devant l’absence de prise de position réelle du réalisateur sur un thème sensible, il est difficile d’entendre les voix plus tempérées. Je me trouve pour ma part dans un entre deux modéré, convaincu par la note d’intention, un peu moins par son traitement, ampoulé par un casting parfois approximatif et une gestion temporelle maladroite.

C’est à mon sens tout ce qu’on peut reprocher à 12 years à slave, qu’illustre tristement ce passage cabotin d’un Brad Pitt qui s’est trompé de casquette ainsi que la proposition un peu juste de Chiwetel Ejiofor. L’acteur manque en effet d’épaules pour transporter sa prestation dans une autre dimension, celle dont on se souvient. Sa proposition, un peu trop unidimensionnelle, couplée à une narration qui ne parvient pas à dompter le temps qui passe, à faire ressentir les 12 années qui ont maintenu son personnage captif, empêche ce sentiment d’empathie que l’on devrait ressentir lors du final. Final expédié par ailleurs bien trop rapidement, preuve que la conclusion n’était pas spécialement ce qui intéressait McQueen.

Non, ce qui l’intéresse ici, et c’est déjà ce qui l’animait dans Hunger et Shame, c’est la perte de cette dignité qui fait de l’homme un être conscient de lui-même. Quand McQueen choisit d’adapter 12 years à slave, récit autobiographique qui relate le kidnapping d’un homme noir libre, il choisit de traiter bien plus de la privation d’une liberté qui semblait acquise, de la prise de conscience d’un homme libre jusque là préservé des ravages de l’esclavage, que de cette condition sociale révoltante à proprement parler.

Il n’est finalement pas question de traiter de l’esclavage au sens large du terme puisque le personnage même de Salomon ne s’y associe jamais lui même. La preuve en est que l’ex-homme libre semble penser qu’il mérite moins sa condition que les autres esclaves avec qui il vit, tout simplement parce qu’il n’est pas né avec les chaînes aux pieds. C’est uniquement son expérience traumatisante, et la prise de conscience qu’elle provoque, qui le pousse à se révolter contre l’inacceptable.

Choisir de ne pas traiter de façon plus frontale cette période noire de l’histoire est à mon sens une vraie prise de risque, et si McQueen manque le coche, c’est de peu, et peut être parce qu’il a été moins libre pour ce film (simple supposition, mais émane de l’ensemble quelques choix pas forcément homogènes). Dommage que le fort potentiel à l’origine de cette fresque audacieuse soit en partie gâché par des acteurs pas toujours inspirés (mention spéciale à Brad Pitre et Paul Dano), un lead qui peine à véhiculer du sentiment et une écriture un peu trop linéaire, qui perd en chemin toute la force de ses thématiques avant de s’embourber dans un final qui donne raison à ceux qui reprochent au film sa courbure oscarisable. J’y vois pour ma part l’aveu de faiblesse d’un réalisateur qui s’est un peu laissé dévorer par son ambition, ou par les hommes à qui il l’a confiée. Mais je n’oublie pas une seule seconde la fougue de sa mise en scène ainsi que ce rapport au corps dont il fait preuve une nouvelle fois et qui lui est si particulier.

Un très bon film manqué de peu, en somme, qui brille par intermittence, rappelle le talent évident de l’homme aux commandes autant qu’il confirme qu’un trop plein d’attention peu parfois être dommageable. Espérons que l’insaisissable McQueen ne continuera pas à se laisser apprivoiser.
oso
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste L'ours, Homo Video, en 2014

Créée

le 30 nov. 2014

Critique lue 423 fois

10 j'aime

3 commentaires

oso

Écrit par

Critique lue 423 fois

10
3

D'autres avis sur 12 Years a Slave

12 Years a Slave
Eren
4

Kid...napping !

L'académisme apparent de ce film est une énigme et une évidence à la fois. McQueen accouche d'une mise en scène aussi louable que discutable. Il déploie également un casting palliant le masque de ses...

Par

le 20 févr. 2014

81 j'aime

13

12 Years a Slave
guyness
4

Soupires en pire

A l’angle de la Canebière et de la rue Vincent Scotto (qui donne sur Belsunce), au numéro 37, trône les lettres fluos du cinéma "Variétés". Le patron du cinéma traine une réputation peu reluisante...

le 16 févr. 2014

79 j'aime

59

12 Years a Slave
Hypérion
4

L'argument "Based on a true story" ça ne suffit pas.

Quoique @Before-Sunrise aie d'ors et déjà dit l'essentiel de ce que j'aurais pu gribouiller sur 12 years a slave, je vais me fendre de quelques lignes parce que bon, un oscar de meilleur film pour...

le 3 mars 2014

77 j'aime

20

Du même critique

La Mule
oso
5

Le prix du temps

J’avais pourtant envie de la caresser dans le sens du poil cette mule prometteuse, dernier destrier en date du blondinet virtuose de la gâchette qui a su, au fil de sa carrière, prouver qu’il était...

Par

le 26 janv. 2019

81 j'aime

4

Under the Skin
oso
5

RENDEZ-MOI NATASHA !

Tour à tour hypnotique et laborieux, Under the skin est un film qui exige de son spectateur un abandon total, un laisser-aller à l’expérience qui implique de ne pas perdre son temps à chercher...

Par

le 7 déc. 2014

74 j'aime

17

Dersou Ouzala
oso
9

Un coeur de tigre pour une âme vagabonde

Exploiter l’adversité que réserve dame nature aux intrépides aventuriers pensant amadouer le sol de contrées qui leur sont inhospitalières, pour construire l’attachement réciproque qui se construit...

Par

le 14 déc. 2014

58 j'aime

8