La ligne de fracture qui sépare les spectateurs d’Amour, le nouveau film de l’autrichien Michael Haneke, entre ceux qui le rejettent avec force et ceux qui le voient comme une œuvre magnifique et essentielle puise probablement ses origines dans le rapport entretenu par chacun avec la mort (la sienne et celle de ses proches), plus précisément aussi avec l’expérience douloureuse et intime de voir l’être aimé souffrir et d’être impuissant face à cette souffrance. Il est donc logique que le film démarre par une scène d’effraction de la police qui, alertée par l’odeur pestilentielle, découvre le cadavre d’Anne, reposant sur son lit, le visage serti de pétales de fleurs, puisque le reste du film s’attache à montrer de manière très froide et terriblement juste comment Georges, le mari d’Anne, affronte la maladie dégénérative et sans issue de sa femme à qui il fait le serment, lorsqu’elle rentre de l’hôpital après une intervention qui aura échoué malgré la faiblesse des risques, de la garder auprès de lui pour mieux lui épargner humiliation et perte de dignité. Ce qui arrive à ce vieux couple de grands bourgeois cultivés et intellectuels, anciens professeurs de musique, est à la fois universel et unique au moment où l’irruption de la maladie, de la dégradation et de la mort les concerne au premier chef. C’est bien pourquoi le titre du film est admirablement choisi dans la mesure où il nous est donné à voir une déchirante histoire d’amour selon le principe que seules les preuves d’amour existent. Et comment dès lors ne pas les voir dans l’attitude de Georges, transformé en garde-malade attentif et craintif, à l’affût de la moindre évolution d’un état qu’il sait pourtant irréversible, un acte d’amour désespéré, d’autant plus désespéré qu’il sera l’ultime, conclu de façon paroxystique et inéluctable. Ce que vivent ces deux complices n’appartient qu’à eux et Michael Haneke définit ici le parfait distinguo entre l’amour ‘amoureux’ en quelque sorte et l’amour filial, incarné par Éva, la fille du couple qui vit à Londres, irrésolue à accepter l’issue implacable, sottement persuadée que des moyens humains, médicaux vont dérouter le cours impitoyable des évènements, réfugiée par fuite, par dérive pathétique dans des problèmes d’argent, de placements, d’immobilier. Sa place n’est pour l’heure pas dans cet appartement, devenu tombeau, lieu d’ombres et de lumière, exacte réplique de celui qu’occupèrent les parents du réalisateur du Ruban blanc.

Si la dimension personnelle – le personnage de Georges peut être envisagé comme le double du cinéaste, lequel a déclaré avoir signé un ‘pacte’ avec son épouse, laissant en pointillés imaginer de quoi il pouvait être constitué, lorsque la Palme d’Or lui fut remise à Cannes – donne à Amour un aspect inhabituel permettant à l’artiste réputé austère, froid et pessimiste d’exprimer une sensibilité inédite, jusqu’à présent enfouie ou ignorée, il serait néanmoins fallacieux de le détacher de l’ensemble de la filmographie de Michael Haneke. Le traitement hyperréaliste du lieu, de l’éclairage et du jeu des interprètes : le recours aux plans-séquences et à l’utilisation du hors-champs, notamment dans le son et les dialogues ; l’interruption des scènes, rehaussée par celle des morceaux de musique, qui a dû être pénible au mélomane Haneke ; la question de la relativité de l’existence qui fonde toute l’œuvre du réalisateur du Septième Continent sont autant de signes de reconnaissance parfaitement identifiables dans Amour. D’aucuns prétendent que l’amour, l’émotion sont absents du film, décontenancés sans doute par le choix de l’auteur d’une approche froide et clinique. Sans évoquer la volée de bois vert qu’aurait dû essuyer Haneke pour peu qu’il ait versé dans le sentimentalisme, on peut toutefois avancer qu’il ne déroge pas à sa grammaire coutumière, rendant, du coup, caduques les arguties oiseuses sur un cinéaste sans inspiration, en fin de course. Michael Haneke ne s’est jamais singularisé par son humour et sa légèreté, préférant opter pour le sérieux et le symbolique (ce qui peut déplaire ou ne pas intéresser en toute légitimité) : Jean-Louis Trintignant, qui épuise les superlatifs, campe donc un Georges rigide, méprisant et condescendant par instants, surtout vis-à-vis de subalternes (concierge, infirmière), usant d’une langue précieuse et précise. Un monstre parfois, mais gentil, comme le qualifie Anne (Emmanuelle Riva aussi prodigieuse que son partenaire), qui s’emploie à faire le vide en éloignant les opportuns empruntés dans leur pitié insupportable, repliés égoïstement et peureusement sur leur peine et leur trouble.

On sera dès lors indulgents sur les incises métaphoriques et oniriques qui, lestées d’un poids symbolique voyant et donc superfétatoire, plombent une narration qui, au-delà de son apparente simplicité, n’en demeure pas moins hautement cinématographique. Le malaise, la rupture en gestation, prête à surgir, et l’irruption consécutive de la violence ne sont jamais bien éloignés, jouant de nos nerfs comme ce fut déjà le cas dans les grands films inauguraux du cinéaste jusqu’à Funny Games. Il ne faut donc pas s’étonner une fois encore de se sentir à distance comme si l’espace créé entre eux deux et nous empêchait toute forme d’empathie. Néanmoins, nous sommes pris, subjugués, non pas tant par l’attente curieuse et morbide des étapes au demeurant prévisibles de la détérioration d’Anne mais davantage par la puissance de l’histoire d’amour en train de brûler ses derniers feux dans une abnégation tout aussi banale qu’exceptionnelle, forçant le respect, appelant l’humilité et débouchant sur la fragilité et la vanité de nos pauvres existences.
PatrickBraganti
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le 25 oct. 2012

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