Haneke, cinéaste dérangeant ? D'aucuns verront en effet dans Amour une œuvre pour le moins embarrassante sur la fin de vie et la sénilité - mais n'est-ce pas aussi parce qu'il nous est malaisé de faire face à l'inconcevable, à ce qui nous attend irrémédiablement ? Amour, dont le rythme aérien épouse celui de cette lente agonie, mais aussi de cette patience dont témoigne Georges - incarné par l'époustouflant Jean-Louis Trintignant -, constitue en effet une perle de sensibilité et de profondeur en même temps qu'une belle réflexion sur la dignité.
Anne et Georges sont un couple d'octogénaires mélomanes et cultivés dont l'amour est resté d'une rare pureté, en dépit de l'âge, des vicissitudes de la vie, de ces rides qui pourtant ne suffisent à masquer leur indéfectible complicité ; car amoureux, oui, ils le sont, et cela se voit dès ce plan qui les filme assistant à un concert de musique classique, et échangeant de subreptices et malicieux regards lorsque commencent à résonner les premières notes d'une pièce de Schubert. Le leitmotiv schubertien est déjà là, et il scandera durablement le film, comme en témoigneront les réminiscences de Georges se remémorant ces impromptus si sereinement interprétés par sa femme. Mais cet amour, aussi solide puisse-t-il être, va être questionné, mis à l'épreuve, dialectiquement renforcé et fragilisé par l'attaque cérébrale dont Anne est victime. Voilà donc Georges astreint à prodiguer les soins dont sa femme a besoin et à respecter sa volonté de ne plus jamais mettre les pieds à l'hôpital. Nous palpons là tout ce qu'il faut de force et de courage pour accepter les velléités d'autrui quand celles-ci ne nous semblent pas toujours des plus pertinentes, pour accompagner la fin de vie alors que les immixtions intempestives de l'entourage - ici, la fille du couple - compliquent grandement cette tâche. Surtout, la force de Haneke est de ne jamais dresser un portrait angélique de Georges, et il n'est pas de réplique plus touchante que celle de Anne confiant à son mari qu'il est "un monstre", mais, prend-elle le soin de préciser par un oxymore, "un monstre gentil". De fait, Georges oscille entre une persévérance et une abnégation dignes de louanges, et, peu à peu, une irritabilité qui le rend d'autant plus authentique, et d'autant plus vrai ; car l'amour qu'il porte à sa femme n'est pas antonyme de dilemmes moraux, et de furtifs instants d'exaspération et de désarroi.
Se détachant donc de toute naïveté, la vision insufflée par Michael Haneke est celle d'un réalisme cru, renforcé par des plans fixes extraordinairement longs, immergeant le spectateur dans le huis clos d'un appartement parisien dont il est quasiment fait prisonnier, contraint à être le témoin impuissant d'un déclin inéluctable. Sous la caméra du réalisateur, cet appartement ne se cantonne pas à n'être qu'un lieu, il se métamorphose en un véritable personnage, chargé de vie, de profondeur - un personnage voyant défiler, un à un, tous les autres, de l'ancien élève de Anne à sa fille. Cette sensation de fermeture n'entre toutefois pas en conflit avec des moments d'ouverture, qui apparaissent comme autant de pauses et d'envolées vers un extérieur dont le spectateur est de prime abord privé - à l'instar de cet oiseau s'introduisant à plusieurs reprises dans l'appartement par une fenêtre demeurée ouverte.
Cet amour dont il est question tout au long du film n'est pas de ces mièvres sentiments qu'il nous est souvent coutume de voir au cinéma, et sa première lettre mérite de prendre une majuscule. Que cette œuvre du réalisateur autrichien ne soit pas véritablement loquace, nous en conviendrons aisément ; mais gardons bien à l'esprit que ces lenteurs et ces dialogues épurés sont ceux de la sagesse et de l'amour qui, libérés des paroles creuses ou vides, vont droit à l'essentiel. Ce silence est aussi - et surtout - celui d'une ineffable souffrance qui, bien que mise à nue par la caméra, reste vêtue du voile de sa pudeur.