Après l'intéressant mais inachevé "Gangs of New York", Martin Scorsese revient, avec "Aviator", à un genre qu'il connait bien : la biographie filmée. Après des films comme "Les Affranchis", "Casino" et "Raging bull", il met en image l'histoire d' Howard Hugues, cinéaste et aviateur farouchement « indépendant » et aux ambitions aussi démesurées que les moyens financiers dont il dispose. L'histoire tumultueuse de cet homme, qui vécut plusieurs vies en une, semblait être faite pour être mise en scène par le cinéaste, qui n'a plus rien à prouver tant par rapport à son talent de réalisateur que par sa finesse d'approche de chaque sujet. Et, curieusement, c'est pourtant là que le bat blesse...

En effet, Scorsese est un habitué des personnages excentriques et excessifs qui se heurtent au sommet de leur vie pour connaître une déchéance dont ils ne se relèveront pas. Du personnage principal des "Affranchis", malfrat dépassé par son goût pour l'argent, les femmes et la violence, à celui de "Casino", avide de pouvoir et maniaque du contrôle, le cinéaste a eu maintes fois l’occasion d’explorer ce genre de thématique. Peut-être même un peu trop.
Car il se dégage, dès les premières minutes d' "Aviator", une sensation de déjà vu, un manque de souffle qui fait se demander si cette biographie exubérante n'est finalement pas celle de trop dans la carrière du cinéaste. Nous sommes ici en terrain très familier, suivant Hugues du luxe clinquant de ses demeures hollywoodiennes à ses tournages gargantuesques, de ses exploits aériens à ses multiples conquêtes féminines, à travers cette richesse sans fond et ces paillettes que Scorsese filmait déjà sous tous les angles dans "Casino". "Aviator" fait donc piétiner à Scorsese ses propres plates bandes, recyclant des plans et effets maintes fois utilisés dans ses films précédents (Ah, ces plans de flashes presque subliminaux qui aveuglaient DeNiro dans « Casino » et qui stressent ici DiCaprio). Il y a bien ce traitement numérique intéressant des couleurs dans certaines scènes, et les séquences aériennes valent leur pesant de sensations, mais franchement, on attend autre chose d’un metteur en scène qui s'est distingué par sa capacité d'innovation et sa sensibilité, créant des chefs-d’œuvre, souvent à partir d’une matière risquée.
Comble pour un film scorsesien, "Aviator" manque cruellement de rythme, la structure du récit étant parfois malvenue. Comme cette magnifique scène d’introduction (peut-être la meilleure du film) qui montre un face à face intimiste entre Hugues enfant et sa mère, et expose le pourquoi de son futur désordre mental… coupée brutalement par la seconde séquence, pleine de vacarme, montrant le même Hugues à l’âge adulte, en plein tournage du film "Hell’s Angels". Cet enchaînement, plutôt maladroit, empêche le spectateur de se plonger progressivement dans le film, et l’intérêt pour les séquences suivantes en pâtit sérieusement. Mais ce qu’il manque le plus ici, et qui faisait la force des films précédemment cités, c’est un point de vue.

Le regard porté par Henry Hill, le narrateur des "Affranchis", sur l’existence qu'il a menée, prend sa force dans cette critique qu’il fait de lui-même et d’une vie faite de luxe, d’excès et de violence banalisée qu’il terminera – dixit le personnage – « dans la peau d’un plouc », un citoyen parfaitement anonyme.
"Casino" offre à la fois la même thématique et les mêmes qualités, le personnage incarné par Robert DeNiro analysant avec lucidité sa quête incessante de pouvoir et d’argent à la tête d’un casino, et les raisons de l’écroulement de cet édifice qu’était sa vie, brisée par des choses indépendantes de son contrôle.
Raging Bull, portrait du boxeur Jake LaMotta, brille par sa mise en scène épurée, collant au plus près à la vie des personnages et par l’absence totale de mièvrerie ou de compassion à l’égard d’une brute épaisse qui ne les mérite pas, mais surtout, ne les quémande pas.
Cette remise en question des personnages d'eux mêmes et de leurs modes de vie met en valeur leur fragilité et donc leur humanité, ce qui permet au spectateur de les comprendre et de se sentir concerné par les épreuves qu’ils traversent.

"Aviator" joue sur un terrain totalement différent, même particulièrement malsain. Et pour cause, le pire ennemi de Hugues reste lui-même et cette folie qui ne cesse de gangrener son esprit, empêchant toute distanciation du personnage par rapport à son comportement. Pire, le film semble vouloir provoquer chez le spectateur une admiration devant le tempérament de cet homme, montré comme flamboyant, qui résout chaque problème et démolit le moindre obstacle à coup de millions de dollars, traite autrui comme de la marchandise, et revendique avec sa compagne Katherine Hepburn, une « supériorité » par rapport au commun des mortels. Puis, il faudrait compatir lorsqu’il finit par s’enfermer pour vivre, dévoré par sa croissante paranoïa. Scorsese désormais plus intéressé par le clinquant que par l'humain ? On aurait du mal à le croire...

La distribution, qui a de quoi faire saliver, laisse cruellement sur sa faim. A l’exception de Leonardo DiCaprio, qui livre une interprétation fiévreuse (dans tous les sens du terme) et impeccable, le reste convainc beaucoup moins. Il y a bien Alec Baldwin, qu’on n’avait pas vu aussi bien dans ses pompes depuis longtemps, et Alan Alda qui incarnent les adversaires de Hugues et pimentent un peu le récit. Mais Katharine Hepburn, incarnée par Cate Blanchett, était elle aussi insupportable dans la réalité ? Ou Blanchett est-elle, comme souvent, à gifler tant elle en rajoute ? Les deux hypothèses sont envisageables, chacune valant son pesant d’oscars. L’actrice n’est, bien sûr, pas passée à côté.
Pour ce qui est des rôles secondaires, il s’agit plutôt d’un bal de silhouettes : Kate Beckingsale apparaît de ci de là en une Lana Turner tantôt distante, tantôt protectrice, on ne sait jamais vraiment pourquoi. L’incarnation même de la potiche, en somme. Ian Holm apporte une touche d’humour, malheureusement inutile, dans le rôle d’un météorologue maladroit, et on peut apercevoir Gwen Stefani en starlette écervelée. Mais le pompon revient à Jude Law qui, bien que copieusement crédité au générique, ne partage la table de DiCaprio que pendant une poignée de secondes dans le rôle d’un Errol Flynn bagarreur qui n’apporte rien ni à l’histoire ni au film. Quand à l’excellent John C. Reilly, qui incarne le comptable de Hugues, et donc le seul personnage sensé, il n’a que peu d’occasions d’attirer l’attention du spectateur. Il n’est, au final et malheureusement, pas le seul, la distribution étant à l’image du personnage principal : purement mégalo, réduisant le reste des interprétations à une vulgaire tapisserie. Il faut dire qu’aucun des personnages n’est réellement intéressant, et peu attirent une réelle sympathie. Howard Hugues en tête : quelle fascination peut-il bien y avoir à accompagner presque trois heures durant un personnage aussi pourri gâté, irresponsable, égoïste, et pour couronner le tout irrespectueux envers les femmes ?

Le film, pourtant, fut élevé au rang de chef-d’œuvre dès sa sortie. Il est vrai qu’à y réfléchir, l’étalage du fric et les ego surdimensionnés des célébrités n’ont jamais autant fasciné le public. Martin Scorsese aurait alors réalisé son film le plus ancré dans son époque ? Si oui, tant mieux pour lui.
Fabrice_Lovison
6
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le 19 mai 2014

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Fu Furichi

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