Splendeurs et misères des courtes tisanes

La philanthropie, ça n’existe pas, je ne connais pas d’humaniste qui ne soit pas un tantinet misanthrope.

Ou alors un sourd aveugle mâtiné d’un couillon.

L’humaniste qui se respecte ne peut pas s’aveugler sur la pathétique nature humaine et s’il doit faire passer un correctif quelque part, un bon coup de gamelle sur la gueule vaudra toujours mieux que vingt-six discours mielleux.

Kurosawa et son héros représentent en ce sens les meilleurs exemples d’une bonté qui ne soit pas gâchée par la mièvrerie ou un aveuglement compassé putassier qui voudrait faire croire que nous, pauvres humains, méritons qu’on s’intéresse à notre sort…

Alors qu’en fait, non.

Quelle que soit la position où l’observateur lucide se place, rien ne justifie de s’intéresser à la misérable espèce humaine, ni en 1861, ni en 1958, ni en 1965, ni aujourd’hui…

Et il faut pourtant le faire, encore et encore…

C’est par une réelle bonté d’âme que Dostoïevski, Yamamoto Shūgorō, Kurosawa et le docteur Kyojio Niide ne s’arrêtent pas à la surface des choses qui demanderait de faire subir à chacun la délicieuse séance de ju-jitsu qui transcende d’un rare moment d’action ce film de plus de trois heures devant lequel on ne s’ennuie jamais.
Forçant leur nature, nos humanistes réels, lucides et sans concessions déplacées prennent la misère de l’homme à bras le corps, quitte à briser en chemin quelques membres inutiles et cagneux dans un ballet stupéfiant de grâce vengeresse…

Et cette misère, la même que Kurosawa empruntait déjà à Gorki dans Les Bas-Fonds et qu’il reprendra à Shūgorō Yamamoto dès son film suivant en remplaçant simplement le plus beau noir et blanc de sa carrière par les plus belles couleurs qu’un néophyte posa jamais sur une pellicule, cette misère, la vraie, la tendre, l’humaine, sert ici de révélateur bouleversant d’une situation désastreuse.

C’est l’histoire éternelle du jeune novice qui doit apprendre auprès d’un maître et le maître en question est joué par Toshiro Mifune avec une évidence qui n’a guère d’équivalent dans l’histoire du cinéma en dehors de la performance de James Stewart à la fin de Mr Smith au Sénat. La cambrure de Barberousse s’inscrit à la fois pour équilibrer la plus extraordinaire photographie qui soit et pour représenter le surhomme dans son humanité. Bougon, grognon, habile jusqu’à la malhonnêteté, le bonhomme atteint des sommets dans cette scène superbe où son laconisme affronte une gamine rétive à prendre sa potion. Il n’y a d’ailleurs pas un moment de trop dans cette histoire au cours des saisons où tous les plus bas instincts de l’homme se retrouveront sur la table d’opération sans volonté de les juger.

Il n’y a pas un second rôle qui ne soit, comme toujours chez Kurosawa, exactement au diapason d’une histoire définitive, complète, c’est d’ailleurs parce que chaque vieillard est aussi parfait, chaque gosse aussi magistral que le personnage emblématique est obligé de chercher à des hauteurs insoupçonnées la posture qui encre sa silhouette à jamais dans le négatif de l’histoire.

Chaque morceau de l’hôpital qui sert de cadre d’inscrit au premier regard dans un contexte cru et réel, les cuisines sentent le graillon et les cuisinières le beurre rance, les gosses un mélange d’herbe mouillée et de fange éternelle, le saké est sec et les tisanes pauvres comme sur votre table de nuit, le moindre vêtement prend ici une valeur inaccoutumée et sobrement chatoyante, le dernier geste d’un cadavre en sursis se révèle aussi précieux que trois misérables gâteaux de riz pour une famille affamée, tout devient plus vrai que nature, le pire et le meilleur.

Comme dans Dodes’kaden dont je vous parlerai un jour prochain, les tableaux réalistes s’accumulent dans un ensemble cohérent qui laisse toute leur place aux sentiments les plus profonds. Je connais peu d’autres films qui me fassent rire aux éclats à un moment pour me faire pleurer comme une fontaine à celui qui suit. Chaque dialogue ou presque pourrait être retenu pour lui-même et gravé en lettres d’or sur le linteau de la cheminée de votre salon.

Barberousse est mon film préféré parce que Kurosawa, le plus grand génie qu’a su donner son art, est à son sommet à la fin de cette période miraculeuse qui achève la plus fructueuse collaboration entre un cinéaste et un acteur merveilleux, parce que chaque plan est un exemple indépassable de maîtrise de chaque élément qui constitue l’essence véritable du cinéma, parce que la caméra ne pourra jamais être un centimètre en dehors de la place qui lui est donnée et parce que, s’il n’y a rien à sauver de l’espèce humaine, il n’est pas interdit d’essayer.
Torpenn
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le 6 nov. 2013

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Torpenn

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