Comment créer de l'empathie pour un odieux connard ?

Un type qui vient de nulle part, à l'égo démesuré, effroyablement jaloux, qui va vouloir aller au top du top...
Qui va gravir les échelons, devenir un champion de l'escroquerie, un opportuniste, un arriviste, qui va se taper de multiples gourgandines au détriment de sa femme, enchaîner conneries sur conneries, avoir la folie des grandeurs, devenir imbuvable... Et finir très mal!

Mais...

Barry Lyndon ne serait-il pas le Tony Montona du 18ème siècle ??

Et là mettre "Push it to the limit" de Giorgio Moroder, en fond audio pour lire la suite de la chronique pour se mettre tranquillement dans l'ambiance :
https://www.youtube.com/watch?v=9D-QD_HIfjA

Bon bref blague à part, entre autres merveilleuses qualités :

- Le récit picaresque de la première partie du film est absolument formidable, découvrir le 18ème siècle du point de vue du "Candide" Redmond barry est une expérience jouissive et immersive à souhait. On en prend plein les yeux, tous les plans sont de merveilleux tableaux à la John Constable, la photo est incroyable, l'ambiance au poil...

Et surtout, ça n'est pas un scoop, mais l'utilisation de la musique chez Kubrick a toujours été hors du commun. Je pense même que dans le domaine c'est le meilleur. Ses BO ne sont pas seulement sensationnelles en tant que telles, c'est l'usage de ces musiques au service du récit qui est toujours d'une classe et d'une inventivité imparables, avec tout un jeu de variations sur les mêmes motifs musicaux en l'occurrence.

Ici bien sûr, on a la grosse artillerie, Haendel et sa sarabande, Vivaldi, Bach, Mozart, et compagnie, toute une série de musiques malheureusement prises, et reprises des milliards de fois depuis dans des pubs type cacharel, jusqu'à la ringardisation...

Mais j'ai surtout envie de retenir le "love theme" que l'on entend dans la première partie du film, et qui est tiré d'une musique irlandaise traditionnelle.
D'abord parce qu'il est moins connu que le reste, et surtout il est absolument sublime dans ses différentes variations qui ponctuent tous les moments sentimentaux de la première partie :
https://www.youtube.com/watch?v=eclEFq2rd9I&list=PL56A8928660145588 (version plus intimiste avec harpe, le plus bel instrument du monde?)
https://www.youtube.com/watch?v=ueaQvjddEkI&list=PL56A8928660145588 (version plus orchestrale)

Comment dès lors ne pas être complètement émerveillé ?
Surtout, cette musique illustre le premier amour de Barry, elle conditionne toute la suite du récit. C'est à cause de cet amour (déçu forcément) que Barry va s'embarquer dans des aventures improbables au sein de toutes les grandes Cours d'Europe (un peu comme le Casanova de Fellini sorti la même année d'ailleurs, mais avec un traitement complètement différent, et finalement très complémentaire, permettant ainsi de dresser un tableau foisonnant de cette époque fascinante et sensuelle, mais aussi assez effrayante (point commun entre les deux films)!).

Alors que cet amour est perdu depuis bien longtemps, lors de ses rencontres fortuites, Barry va croiser la route d'une fermière germanique solitaire, le love theme va retentir dans un premier temps, puis disparaître définitivement lors du baiser et ne plus jamais revenir de tout le film. Une page est tournée, le passé est mort et enterré, et l'histoire prend une tournure beaucoup plus sombre dans la deuxième partie, comme si quelque chose était définitivement cassé dans ce personnage.

- Petite réflexion personnelle : j'aurais détesté être en première ligne à jouer du tambour lors des fameuses batailles rangées, c'est quand même un moyen très con de mourir assez rapidement...

- Le film est franchement intimidant, j'ai eu beaucoup de mal à m'y mettre, ça fait des années que j'y songeais sans oser me lancer. D'abord parce qu'il dure trois heures, et ça c'est toujours un peu flippant, et puis il y a quelque chose d'inhumain chez Kubrick, je m'explique.

C'est une critique qui revient souvent sur ce film, et quelque part elle est fondée, c'est très froid, très glacial, presque robotique... Surtout dans la seconde partie, quand Barry découvre la haute-société, et s'enfonce dans cet univers de cire où l'on a l'impression que tous les personnages ne sont plus que des momies aux perruques de ouf et aux tronches sur-poudrées, un gros malaise finit par se ressentir.

Finalement on a l'impression de voir un défilé de marionnettes désincarnées, sans vie, sans âme, sans passion, quelque chose de très glauque et de très noir.

Il y a un dispositif assez systématique chez Kubrick, et que l'on retrouve dans tous ses films et qui m'a toujours à la fois perturbé et fasciné, au niveau du jeu des acteurs et des temps de pause après chaque dialogue.

En fait, les personnages disent leur dialogues, et derrière il y a toujours quelques secondes d'un terrible silence de plomb, comme si le temps se figeait, et qui installe une lenteur et une tension assez suffocante.
J'avais été frappé par ça dans shining, notamment lorsque Nicholson rencontrait le fantôme de l'ancien meurtrier de l'hôtel dans les toilettes du grand bar.
Les deux personnages se faisaient face, les champs/contrechamps s'alternaient avec une grande lenteur, et les répliques étaient assénées dans un calme glacial, comme un ping pong verbal presque autiste.

Dans Eyes Wide Shut, on en a également tous azimuts (et l'autisme colle drôlement bien à Tom Cruise).

Dans Full Metal Jacket, cette lenteur se faisait ressentir de bout en bout (avec Baleine forcément). mais aussi durant le clash entre Joker (Mathew Modine) et Animal Mother (Adam Baldwin) qui se confrontaient frontalement en s'insultant chacun à leur tour avant peut-être d'en venir aux mains (une scène qui ressemble d'ailleurs énormément à celle du clash dans la garnison entre Barry et un gros type qui va lui chercher des noises).

Comme si chaque phrase, chaque mot était en soi une attaque d'une telle violence qu'elle en venait à anéantir l'interlocuteur.

Du coup, ça crée une véritable tension dans un univers qui sort un peu de nulle part, particulièrement déroutant et difficile à appréhender, mais au bout du compte assez vertigineux.

- Pourquoi s'intéresser au sort d'un pur enfoiré ?

La grande force du film est à mon sens là, réussir à s'intéresser au sort d'un type imblairable pendant 3 heures relève franchement de l'exploit.
Dès la second partie, le ton est donné, Barry sera le roi des enfoirés, et comme il n'y a peu ou pas d'émotion chez Kubrick, le défi de s'identifier au personnage est quasi impossible !
Surtout, il y a l'émergence d'un rival qui aura de vraies raisons de se venger de Barry, et qui a à priori tout pour emporter avec lui l'adhésion du spectateur. (Une sorte de sosie de Jérémie Renier)

Pourtant le duel final, climax d'une force et d'une ampleur stupéfiantes (bien qu'il soit très calme et lent! Mais incroyablement intense avec une économie folle de moyens!) entre Barry et son rival, laisse un goût très amer, et renverse complètement toutes nos certitudes.

Finalement Barry est juste un être humain (noyé dans un film/monde inhumain). Son rival également, et malgré toutes ses bonnes raisons, il réussit à être profondément haïssable. Ils ont tous deux leurs affreuses failles (le film est effroyablement misanthrope quand on y pense), leurs faiblesses, mais leurs qualités également. Barry aime son fils, il fait tout pour l'éduquer au mieux, il est courageux, et il a un peu de compassion. Qualités qui, cruelle ironie du sort, causeront directement sa perte.

« Ce fut sous le règne du roi Georges III que ces personnages vécurent et se querellèrent ; bons ou mauvais, beaux ou laids, riches ou pauvres, ils sont tous égaux maintenant. »

Un film beau, intelligent, au récit simple et limpide, et qui poursuit... Poursuit encore longtemps après sa vision... Le signe des grands films à n'en point douter.

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le 31 janv. 2014

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KingRabbit

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