« C'est un univers morne à l'horizon plombé, / Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème. » Le premier plan de Blade Runner, révélation spectaculaire d'un paysage urbain de cauchemar, métropole tentaculaire, enténébrée, cracheuse de feu et de brumes toxiques, pourrait bien être la parfaite illustration de ces vers baudelairiens. Le malaise pétrifiant, provoqué dès l'ouverture du film, se déploie lentement, au gré d'une intrigue policière qui n'en a que les oripeaux les plus élémentaires, qui s'affranchit à la fois du polar et des codes de la science-fiction, pour atteindre l'humaine mélancolie.

Considéré à tort comme un divertissement de surface, une bande-dessinée sans âme ne reposant que sur la splendeur de ses décors, ou, au contraire, comme une œuvre philosophique réinterrogeant le cogito cartésien, Blade Runner suit sa voie propre. C'est un poème visuel, contemplatif, dont l'émotion réside dans la seule puissance évocatrice des images. Pour beaucoup Ridley Scott n'est qu'un habile faiseur (ce qu'il a pu être, parfois, par la suite : Traquée, Black Rain, Lame de fond...), mais il serait injuste de ne pas lui reconnaître un statut d'auteur, d'artiste à part entière, de cinéaste majeur, face à la grandeur des images de Blade Runner, Alien, Gladiator, mais aussi des sous-estimés Legend (qui regorge de tableaux parmi les plus beaux du cinéma fantastique), Thelma & Louise, Kingdom of Heaven ou encore 1492 : Christophe Colomb.

La force de Blade Runner réside avant tout dans sa mise en images, proprement mythologique, de trajectoires « humaines » croisées. Le détective Rick Deckard (Harrison Ford) traque et élimine des Répliquants, un groupe d'androïdes revenus illégalement sur Terre dans l'espoir de se voir offrir une vie plus longue que les quatre années d'existence auxquelles ils sont condamnés. Commençant comme un film noir dans un décor de science-fiction, Blade Runner parvient à s'affranchir de ces deux carcans, dans un mouvement d'errance magnifique. Deckard finit par s'égarer lui-même dans les méandres d'une quête qu'il maîtrise de moins en moins. Au contact des Répliquants, c'est de sa propre humanité qu'il se met à douter, allant jusqu'à se demander s'il ne serait pas, lui aussi, un androïde. Sa trajectoire épouse alors celle des Répliquants, à la manière d'un miroir inversé. Le détective humain questionne sa propre nature, tandis que ses proies, refusant d'être de simples robots, se laissent hanter par nos désirs et nos peurs les plus primaires.

Blade Runner est en effet un film hanté, angoissé par la terreur la plus universelle : celle de la mort. C'est sur cette terreur que se construit le scénario tout entier, succession cauchemardesque et douloureuse de mises à mort, traversée par les convulsions d'un instinct de survie parfois animal. C'est cette même terreur qui fait (inter)agir les personnages. Le meneur des Répliquants, Roy Batty, incarné par le fébrile Rutger Hauer, apparaît ainsi comme la figure la plus angoissée de toutes. D'abord effrayé à l'idée de perdre ses frères androïdes et de mourir à son tour, il tue sans relâche tous ceux qui lui ont donné la vie, cette vie absurdement courte à laquelle il ne peut se résoudre. Jusqu'au bouleversant retournement final, certainement l'oraison la plus poignante du cinéma de science-fiction, car elle semble dépasser le seul cadre de l'intrigue pour annoncer, par son statut d'œuvre artistique totale, la mort d'un genre. Depuis la sortie de Blade Runner, en 1982, combien de films futuristes peuvent se targuer d'avoir atteint sa grandeur ?

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le 31 août 2011

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