« COMMENT PEUT-ON ETRE BEAUCERON ? »

Interrogation très profonde, formulée par l’éminent linguiste Etiemble, certes natif de la Mayenne, mais qui a sans doute dû passer une bonne partie de sa vie dans la plaine de Beauce et « apprécier » alors les qualités, l’humanité et le raffinement des indigènes. C’est aussi le cas de Jean Vautrin / Jean Herman, auteur du magnifique « Grand pas vers le Bon Dieu » et qui s’est acharné sur les populations beauceronnes dans (au moins) deux scénarios gratinés, « l’Entourloupe » (qui voit Marielle, Lanvin et Dutronc vendre des encyclopédies médicales aux paysans du coin ; multiples plaintes assurées lors de la sortie du film) et surtout Canicule.

Rabelais a aussi proposé une jolie description de la Beauce et même expliqué l’origine du mot, parfaitement rappelée par Ze Big Nowhere dans son Gargantua pour les Nuls :
http://www.senscritique.com/livre/Gargantua/critique/22700848

Avec sa queue (il en sera beaucoup question dans Canicule), la jument de Gargantua décime en totalité la grande forêt qui couvrait ses terres – pour ne laisser qu’une immense plaine sans le moindre arbre. Et Gargantua séduit par le nouveau paysage de s’exclamer : « Ah ! comme est beau ce ! »

Dans Canicule par contre les personnages ne sont pas très beaux …

« ILS SONT MOCHES »

Et encore c’est un énorme euphémisme – sauf à l’entendre à la façon de Reiser et de sa BD célèbre où effectivement l’humanité est gratinée. Et il y a sans doute bien plus d’humanité chez Reiser que chez les « personnages" (aucun mot ne convient vraiment pour les caractériser) de Canicule. Ils sont immondes, définitivement crades, horribles, atrocement stupides – et l’on passe des grossièretés les plus grasses (les « Nom d’une bite » proférés par Jean Carmet …) aux scènes d’hystérie, de crasse, de cul consanguin, de viols, de meurtres plus que violents, de veulerie … Ce sont des monstres mais ils sont sans doute encore plus bêtes que méchants – Les deux frères (Lanoux et Carmet) iront même jusque à enflammer leur propre ferme pour faire sortir le gangster réfugié et son supposé butin.

L’idée géniale, et sans doute inédite, est la confrontation entre deux « cultures », entre le film noir à l’américaine, avec casse hyper violent et la France des profondeurs – celle de la Beauce.

« POINT BLANK »

Il y a en fait un énorme hiatus, quasiment deux films – qui se succèdent. On commence dans le film noir, avec un casse des plus classiques (sans doute pas très bien filmé, mais cela n’a pas grande importance) – organisé par le grand Lee Marvin, le mythe, tout un pan de l’histoire du cinéma, des Douze salopards à l’Empereur du Nord ou à Point Blank, et puis, avec pour transition une poursuite assez belle dans les champs de blé, l’homme seul et à bout de souffle poursuivi par une armée d’hélicoptères, on échoue dans … un n’importe quoi assez inédit, du côté des dégénérés de la France profonde. On change de film.

Le pitch est simple : après son casse raté, un gangster américain, trouve refuge dans une ferme paumée où tous les habitants sont bien plus dangereux que lui.

Effectivement ils sont graves.

« KILLER JOE »

On y pense, inévitablement (* et j'ai repris le même titre, ou quasiment pour les deux critiques). Certes William Friedkin a sans doute bien plus de maîtrise qu’Yves Boisset pour faire passer des monceaux d’immondices. Mais la crasse reste encore assez classe et franchement jubilatoire. Ils sont tous plus tarés les uns que les autres.

En tête, évidemment, les deux frères, Socrate et Horace, Carmet et Lanoux, totalement immondes et parfaitement complémentaire, l’un en pervers psychopathique, l’autre en pervers lunaire - aussi crrade (plus même), aussi débile, mais plus poétique.

Et derrière, c’est l’effondrement des mythologies,

Bernadette Lafont, boîteuse, vêtue en guenilles, d’une saleté repoussante, en nymphomane permanente, jusque au porc de la ferme, qui casse une fois pour toutes l’image de la muse de la Nouvelle Vague,

Clémenti et Kalfon, les siamois des idoles et des Crouille-Marteaux (Clémenti conservera jusque au bout son image de maudit, Kalfon tentera de se recycler, parfois dans n’importe quoi) – ici, gominés et suiffeux, entourés de putes et absolument inutiles,

et Muni, inséparable de la légende Bunuelienne, ici ravalée au rang de la sous-humanité,

et bien sûr David Bennent, le Tambour, lâche, veule, totalement schizophrène, ultime avatar de cette famille de dégénérés, à la diction aussi étrange que fascinante – c’est lui qui aura le dernier mot, l’ultime photographie au terme de ce pandémonium absurde – « c’est moi qui ai tué Jimmy Cobb ».

On croise aussi Henri Guybet, en flic hébété et bientôt nettoyé de la façon la plus violente, deux auto-stoppeuses allemandes et naturistes au sort immédiatement prévisible, un employé noir et un employé arabe pour que la gerbe prenne un tour social et universel et quelques autres …

Miou-Miou, seul personnage en quête de pureté, de fuite vers autre chose finit même, évidemment, par conclure l’affaire sur l’apologie de la plus totale immoralité …

… au point que le grand Jimmy Cobb (pourquoi lui avoir donné nom d’un très célèbre jazzman ?) / Lee Marvin, spécialité une balle dans le genou de ses ennemis, finisse par passer pour le plus humain parmi toutes ces créatures.

Un cloaque. Personne pour sauver quiconque.

ET ALORS ?

Le film peut sembler, parfois, souvent, un peu bâclé. Il tient aussi du cartoon, sans doute la marque de Jean Vautrin, mais c’est peut-être ce qui fait le mieux passer les pires atrocités et les pires grossièretés.

Et la mise en scène de Boisset, peut-être pas si bâclée au bout du compte, propose aussi de très belles images, presque poétiques dans leur décalage absurde : l’homme en costume noir avec sa rose à la boutonnière courant dans l’immensité des blés, la Cadillac rose, les chaussures jaunes et bien trop petites de Socrate / Carmet (pour que la douleur des pieds comprimés fasse passer la douleur située un peu plus haut ...), l’étrange musée dédié à la grandeur de la France coloniale, ou l’étonnant mausolée en forme de vaisseau-fantôme flottant au milieu des blés, en hommage à l’ancêtre, agriculteur et marin.

Canicule / « Si, quand j’avance, toi tu recules… », c’est sûr, ne plaira pas à tout le monde. Moi, je le trouve franchement jubilatoire.
pphf
8
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Une anthologie très aléatoire des critiques publiées sur Senscritique, mais surtout pas un palmarès

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le 27 avr. 2014

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