Revoir une fois encore un film comme Chantons sous la pluie est en soi toujours un évènement. On jubile des scènes de danses avant qu'elles ne commencent et l'on rit des gags à mesure qu'ils nous reviennent en mémoire. Le revoir sur grand écran en présence de Stanley Donen, dans une salle de 6000 personnes en magnifie l'ampleur. Il y a des films comme celui-là qu'on a tellement vus qu'on ne les connaît pas vraiment tant ils nous accompagnent de toujours, comme certains de nos parents dont la vie nous apparaît évidente et dont nous ne soupçonnons pas la subtilité, l'ombre, le secret et qui sont la force des grandes œuvres de nous donner toujours à découvrir derrière l'exaltation qu'elles nous procurent, un nouveau regard.

« Le film n'est qu'un prétexte aux scènes de danse et n'a pas d'autre intérêt, d'ailleurs. » entendis-je déclarer plusieurs personnes éblouies à la fin du spectacle. Cela semble tellement évident au premier coup d'œil et ne paraît rien enlever ni à la qualité du spectacle ni au ravissement du spectateur qui avoue pourtant voir clairement l'absence de construction, tout ne participant que d'une euphorie naïve où l'histoire se dissoudrait en une succession de scènes sans queue ni tête pour emporter le spectateur consentant en un émerveillement toujours grandissant.

Etonnant, non ? Comment une telle œuvre, qui suscite tant d'admiration et d'engouement, peut-elle ne faire reposer son succès que sur le néant de son propos ? Ainsi Jurassic Park ne le devait qu'à ses effets spéciaux. Il y a pourtant une indéniable différence de valeur entre les deux œuvres. Aussi m'inscrirais-je en faux dans ce point de vue.

Il faut voir d'abord l'hommage que rend Stanley Donen au cinéma muet de son enfance. Un hommage amusé et amusant, certes, mais un hommage tout de même. On rit de la façon dont Gene Kelly singe les mimiques expressionnistes des acteurs du muet mais on reste fasciné par la beauté des scènes de noir et blanc et je vous demanderais de vous arrêter, à ce moment, d'une part sur la stupéfiante agilité de Gene Kelly en mousquetaire (qui me rappelle l'une des adaptations de Dumas dans laquelle il jouait D'Artagnan, film mineur mais qui montrait un Gene Kelly époustouflant d'énergie.) et d'autre part sur la maîtrise du cadre et des mouvement de caméra, qui montrent combien, avec l'humour, Donen, soignant ce pastiche, salue également une époque et un cinéma.

Ensuite sous le charme et la beauté de l'ensemble des scènes de danse, il faut, je crois, en distinguer de différentes valeurs. Donen et Kelly soignent toutes leurs scènes, pour autant l'effet recherché n'est pas systématiquement le même. D'emblée, l'arrivée de Don Lockwood (le personnage joué par Gene Kelly) devant la salle nous le signale : le film que vous allez voir est un film sur le « monde » du cinéma. Est à l'œuvre par conséquent une mise en abîme constante que définit immédiatement l'interview de Don avec en regard la réalité des évènements tels qu'ils se sont réellement passés. Mise en abîme qui permet à la fois l'hommage et l'analyse, qui dénonce aussi l'illusion dans laquelle le film nous plonge avec son tournage entièrement en studio. Ne vous laissez pas abuser en effet par l'enthousiasme des sourires et le dynamisme enjoué des acteurs. Le film a sa noirceur et à travers un scénario tortueux il décrit les vices d'un milieu. Dans sa construction, nulle linéarité, mais un propos qui se poursuit du début à la fin, décrivant la carrière d'un comédien de music-hall, depuis sa naïve arrivée, jusqu'au succès et à son prix, interrogation introspective : suis-je celui que je voulais être ? Fais-je encore ce que j'aimais faire ? Et c'est bien l'entreprise de Donen et Kelly de faire tomber masques et rideaux sur la vanité d'un monde perverti. L'illusion utilisée à fin de se dénoncer. Le fameux mentir-vrai si cher à Aragon.
Il y a des numéros qui valent pour eux-mêmes, véritables morceaux de bravoure, que sont les facéties de Cosmo Brown (Donald O'Connor, génial bouffon tant dans ses mimique, que dans ses acrobaties), la scène exaltante de nuit où ils chantent et dansent tous les trois – Kelly, O'Connor et Reynolds (magnifique Debbie Reynolds) –, et bien sûr, celle où Don chante sous la pluie. D'autres, tout aussi soignées, illustrent l'histoire de Don ou de son alter-ego, depuis ses déboires initiaux jusqu'à son succès, des spectacles de bars à Broadway. Et le film se jalonne de scènes décrivant la corruption de l'art par le mercantilisme et l'état de nécessité initial du comédien sans le sou qui devient appât du gain. Alors oui, toutes ces scènes sont admirablement bien filmées, admirablement bien jouées. La scène où Kathy Selden sort de son gâteau pour faire son numéro est charmant sans doute, mais il illustre cette situation que connaissent tous les comédiens de faire tout pour pouvoir vivre. Et si l'on est séduit immanquablement par le numéro de Debbie Reynolds, on est touché par la situation de son personnage malheureux et contraint, prix peut-être injuste de son effronterie auprès de Don. En effet par-dessus le numéro de claquettes, regardez comment en quelques regards, en quelques infimes mouvement de visage, on sent son malaise, combien il lui répugne de se présenter en un numéro aussi vulgaire, aussi minable et qui pour juste, pour métré, pour parfaitement accompli qu'il soit, n'est pas de l'art mais son envers. Il en va de même du défilé de mannequins et du numéro qui l'accompagne : il s'agit là de publicité, et encore pourtant, tout est juste et magnifiquement interprété. Donen et Kelly ne font pas payer au film l'impact de leur propos.
Et le fantastique passage sur Broadway raconte l'état d'esprit auquel Don était arrivé. Pour le confort de sa situation, pour sa notoriété, parce qu'en chemin, la fortune l'a trompé, il a oublié son désir.

Parce que, oui, ce film nous parle d'envies, de désir. Désirs des corps, désir de l'âme. Désir de danser, désir d'aimer. Et c'est la rencontre de Kathy Selden qui va faire se rendre compte Don, de la vacuité de son existence, tant sur le plan artistique que sentimental. Poursuivant longtemps l'image d'une destiné fastueuse, incarnée par Cyd Charisse (éblouissante de sensualité, dans un double hommage encore, aux stars du muet dont Louise Brooks) destinée chimérique et idéalisée qui l'avait entraîné loin de ses premières aspirations et qui dissimulait un univers perverti par l'argent, il avait perdu ce qu'était sa vie, le plaisir simple de danser et le plaisir d'aimer. C'est chacune de ces scène, où l'on chante et l'on danse seulement pour le plaisir, parce qu'on en a envie qui vont lui redonner le désir de faire ce qu'il aimait. Et c'est bien celles-ci, ces scène de joies, ces scènes de fêtes qui sont habitées par le réel enthousiasme de leurs auteurs. Ce numéro incroyable chez le professeur de diction où les deux danseurs montrent que la puissance du corps est aussi bien dans le langage que dans la danse ou dans les expressions : tout est possible à mon corps si je le lui demande, puissance de l'automate humain, ce numéro répond admirablement à la scène finale où Don sort de sa réserve et fait sa déclaration le plus simplement du monde, c'est-à-dire, non plus sur la scène, mais en haut de la salle, en un chant tout douceur et tout sérénité, où l'artifice n'est plus nécessaire, où l'âme se laisse aller à son penchant : l'amour.

La grandeur d'Hollywood, à cette époque du moins, est cette capacité à faire de l'art sans en avoir l'air. Autrement dit de savoir mettre une industrie du spectacle au service d'une ambition artistique où la forme ne s'impose pas au détriment du fond. Cela est particulièrement vrai dans Singing in the rain, où les deux fonctionnent ensemble, se répondent et se font écho en un mouvement perpétuellement synchrone et dont la dynamique fait l'œuvre, comme l'amour et la danse se mêlent, l'âme et le corps font l'homme.

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le 7 oct. 2010

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