Réputé et classé « meilleur film du monde » par les professionnels de la profession, les classements de prestige, le BFI jusqu’à sa révision décennale de fin 2012, Citizen Kane (1941) est le premier long d’un surdoué auquel Hollywood a donné carte blanche (cas alors inédit pour un nouveau venu). Il faut dire que Orsen Welles s’était illustré avec son adaptation ultra-réaliste de La Guerre des Mondes à la radio, déclenchant un mouvement de panique aux États-Unis. Pour l’anecdote, la sortie du film a été compromise par l’acharnement de William Randolph Hearst, un homme d’affaires qui s’est reconnu dans ce portrait et s’est employé à tenter de saboter puis à discréditer le film.


Citizen Kane, c’est un film-total à travers un homme-monde ; qui a tout fait, tout vu, tout été, tout et son contraire ; la vie totale cumulant les expériences de plusieurs hommes au destin d’exception. Charles Foster Kane, héros incarné par le réalisateur Welles lui-même, est un Balthazar Picsou tronquant l’aigreur pour la générosité, tourné vers son prochain et engagé pour de nobles causes, qu’il soit magnat de la presse ou candidat à la présidence. Cette exposition narcissique est presque burlesque, tant Orson Welles semble la singer alors qu’il la soutient, simplement avec une grandiloquence qu’il justifie par un conformisme artificiel.


En effet, Welles se projette dans ce personnage vivant le rêve américain, tout en se montrant moral ; un chevalier blanc, toutefois avec ses paradoxes et ses iconoclasmes, qui en font un monstre et non une idole grand-public quelconque ; un individu repoussant les limites de ce qu’un homme peut connaître et éprouver (car il met en œuvre tous les chantiers possibles et son champ d’action semble sans freins), tout en préservant une sorte de candeur alerte. Ainsi Citizen Kane représente ce mythe de l’homme enchaînant les gloires et déclinant ses facettes, pour finalement conduire le public, dont il cherche l’amour inconditionnel, vers l’extase au travers de sa propre réussite : c’est un de ces héros fournissant à l’imaginaire collectif des idéologies fondatrices des Etats-Unis leur vitalité (c’est aussi un Bernard Tapie de son temps, dans une version intègre et sophistiquée).


Mais la démesure est aussi dans la chute et nous voyons un Kane replié dans les derniers temps de sa vie, à l’écart d’une société qui n’a plus besoin de lui et d’un public dont la confiance et l’attrait se sont envolés. Le tempérament baroque reste, alimenté par un sentiment de revanche à prendre sur la vie et Kane poursuit un but pleinement chimérique avec la construction du palais de Xanadu, son Taj Mahal. Toutefois les fastes perçus de la demeure du nouveau seigneur abritent un intérieur morose et surchargé ; Kane grossit, perd de son charisme, parodie son assurance, est harcelé par une femme revendicative. La démonstration du film est claire, bien que contradictoire : la richesse conduit au désastre, elle dilue tout, le bonheur et même le génie. Pour autant, l’ensemble est euphorique et offre une vision positive, d’accomplissement suprême ; mais là encore, malgré la mégalomanie intense, Citizen Kane renferme un pessimisme latent – tout en montrant, c’est le sens de l’enquête, que les vieilles blessures restent irréparables.


Spectacle dense et surtout très rythmé, il fait encore illusion aujourd’hui et est en mesure de divertir un public étranger aux cinémas datant de la seconde guerre mondiale. Citizen Kane condense tous les moyens techniques et les modèles de son époque pour un maelström allègre (un peu à la manière de ce que fera Oliver Stone pour Tueurs nés) : avec ses dialogues superposés, ses multiples points de vue narratifs, ses plafonds de décors, ses profondeurs de champ accrues, il régale le spectateur sans lui laisser de répit.


En revanche, affirmer que le film traverse les âges sans dommages est faux, car bien des œuvres de son temps ou même antérieures charmeront par leur esthétique autrement sophistiquée ou percuteront par leur sujet ; Citizen Kane lui, par son recours compulsif à des effets puissants et la prévalence de sa science, épate par sa virtuosité et certaines visions monumentales autant qu’il accumule les faits, surtout sonores (empruntant aux archétypes publicitaires), que la mise en avant dessert. S’il a pu donner le tournis à son époque et subjuguer par son audace, Citizen Kane a le malheur d’être un film paroxystique certes, mais de son époque (tout comme Avatar est appelé à être renversé – puis légèrement isolé, figé) ; et il innove plus qu’il n’invente (le macguffin a été théorisé deux ans avant son existence). Il n’en demeure pas moins un spectacle monstrueux, expressif et fascinant, souffrant finalement surtout de son aspect massif et ébouriffant ; on peut être un peu désolé de ne pas y trouver le « meilleur film de tous les temps », mais on est soufflé aussi par un tel feu-d’artifice.


http://www.senscritique.com/film/La_Dame_de_Shanghai/critique/33689685


http://zogarok.wordpress.com/2014/12/18/citizen-kane/

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le 18 déc. 2014

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