Analyse - Scène de l'enfance, scène une

Scène de l’enfance.

Un enfant avec son traineau glisse sur la neige dans un paysage blanc. Pas d’arrière plan, rien que la neige. L’effacement de toute perspective apporte une dimension féérique. Il était une fois un petit garçon… Mais cette histoire, on le sait n’aura pas une fin heureuse. Ce monde, recouvert d’une neige protectrice, ne restera pas longtemps intact.
Dans cette séquence, Orson Welles révèle la part de cauchemar qui fait parti du conte. Et lorsqu’on voit bruler le traineau à la fin du film, l’histoire du petit garçon est réellement terminée. Le feu emporte à jamais merveilles et cauchemars.
Le mot Rosebud, qui s’est effacé, nous renvoi au tout début du film, à un microcosme, un monde en soit d’une parfaite harmonie, comme au premier plan de notre conte. Mais ce microcosme a explosé sous nos yeux. L’image de la boule éclatée met l’univers du petit garçon sous le signe du danger. Ce monde merveilleux doit lui aussi disparaître.
Dans cet univers blanc, l’enfant a une maison. Le panneau nous indique que cette maison est aussi un lieu de commerce, et que c’est une femme qui le dirige. D’emblée, l’homme, Monsieur Kane, en est exclu. L’enfant jette une boule de neige sur ce panneau. Ce geste, d’apparence innocent, entraine l’apparition de la mère. Un instant, on garde l’illusion d’un retour au plan précédent. On a l’impression d’être encore à l’extérieur avec l’enfant, jouant en toute liberté, mais nous ne le sommes plus. L’intrusion de la mère dans l’espace de l’enfant vient perturber l’atmosphère dans laquelle on s’était installé et donne un autre statut au plan. Désormais, c’est elle qui est maitre de la situation, elle est au centre de la mise en scène, et va imposer son rythme à la caméra. La caméra recule en travelling arrière, rivée à ses gestes. L’extérieur, l’espace de l’enfant, nous avait procuré une sensation d’infini, infini de blanc. Aucun obstacle ne pourra arrêter le regard, espace sans perspective, sans limite. A l’intérieur au contraire, les éléments du décor accentuent la perspective : le plafond, les poutres, la cloison. Cette perspective là bloque le regard.
Nous sommes à l’intérieur de l’espace des adultes, espace de marchandage. Nous sommes à l’extérieur de l’espace de l’enfant, espace de liberté. Ici, pas de hors-champ, tout est dans le cadre. Orson Welles nous expose l’enjeu de la séquence pendant ce travelling arrière entre l’enfant et la table. Il s’agit d’une transaction dont l’objet est un enfant piégé au fond du cadre. Welles met le spectateur en situation d’observateur, de témoin. Tout est net à l’image, de l’avant plan à l’arrière plan. C’est grâce à cette profondeur de champ, caractéristique du cinéma d’Orson Welles, que le regard du spectateur peut aller et venir entre ces deux pôles : du contrat, à l’objet du contrat.
Ce que l’enseigne supposait se confirme : le père n’a pas le droit à la parole. Pas d’hésitation dans la décision de la mère. Pour elle, l’enfant est déjà sous la tutelle de la banque. La caméra quitte l’espace de la signature et vient saisir la résignation du père. Une rente de 50 000$ que le banquier propose de verser à la famille Kane clôt définitivement la discussion. La caméra abandonne le père, et le laisse aller vers la fenêtre. La fenêtre cristallise le conflit du couple parental. Welles joue avec cet élément du décor pour redynamiser la séquence. Le père a fermé la fenêtre sur l’enfant, la mère va l’ouvrir et affronter le problème de face. Le souffle du vent s’engouffre dans la maison. Maintenant, la tension dramatique est à son paroxysme. Welles coupe net, d’un raccord violent.
La tension nait de se raccord, qui met cette fois le spectateur face à une mère meurtrie. C’est seulement au moment où la caméra est à l’extérieur de cet espace de transaction que la mère, tournant le dos aux deux hommes, exprime son émotion, un sentiment qui n’avait pas lieu d’être à l’intérieur. Dans cet espace intermédiaire, entre l’intérieur et l’extérieur, le temps est comme suspendu. Dans un jeu retenu, la comédienne nous fait entrer dans toute la complexité de son personnage. Pour la première fois, la mère laisse apparaître sa fragilité. On comprend que jusque là, elle n’a fait que jouer le rôle d’un personnage fort et sans faille. Mais cet instant d’émotion est de toute façon sans conséquence. Dès qu’elle s’est ressaisie, la caméra la devance et attend les adultes dans l’espace de l’enfant. Ce lieu n’est plus un espace protégé. La neige environnante est comme souillée par la présence des adultes. Ils ont fait irruption dans le monde du jeune Kane et vont procéder à son enfermement.
L’enfant, pris au piège, voit physiquement son espace se rétrécir jusqu’à l’étouffement. Utilisant Thatcher et le père, la mère a verrouillé l’espace et impose l’enferment dans une structure triangulaire. En ne laissant à l’enfant qu’une seule direction possible, celle d’aller vers le banquier, elle lui interdit tout mouvement vers son père. La mère a rendu l’enfant prisonnier, il n’a plus de liberté de mouvement, mais toute la volonté de la mère ne suffit pas à apprivoiser l’enfant. Même si sa révolte ne peut se tourner que vers l’élément étranger, il résiste. C’est à l’emprise et la décision de sa propre mère qu’il tente d’échapper. Dans ce raccord, où pour la première fois dans cette séquence, Welles utilise le gros plan et isole de ce fait la mère de tout contexte pour aller au plus profond de ses sentiments. Elle donne la vraie raison pour laquelle est se sépare de son enfant : l’éloigner de cet homme brutal et du monde qu’il représente.
Madame Kane, a préféré pour son fils le nouveau monde, représenté par la banque, à l’ancien monde, représenté par le père. Elle l’éloigne d’un far-ouest misérable et sans avenir. La découverte d’un gisement d’or lui en a donné les moyens. Elle pousse volontairement le jeune Kane vers le monde capitaliste, la seule voie possible à l’heure où la société américaine se modernise et entreprend son industrialisation, à l’heure où les mythes se transforment. La mère incarne l’esprit de conquête, moteur de l’histoire de l’Amérique. Mais la conquête de l’Ouest est terminée, la circulation des hommes est un temps révolu. La notion même de conquête est passée. On est entré dans l’ère de la circulation des biens, et des marchandises. Le véritable affrontement a commencé, celui d’un individu face à celui de l’argent, le thème de tout le film. La violence sera maintenant une constante dans toutes les métamorphoses que va subir le citoyen Charles Foster Kane.
Le sifflement lointain du train arrache Kane à son enfance. La séquence, qui avait commencée avec le traineau glissant sur la neige, faisant corps avec l’enfant, finit sur ce même traineau, à présent inerte, abandonné, ensevelit.

Scène une.

No Trespassing. La pancarte nous avertit qu’il est interdit de franchir cette grille. La caméra d’Orson Welles commence par entrer par effraction dans une propriété privée. Le ton est donné, la caméra nous entraine dans un délit. On viole le sens de la propriété, valeur fondamentale de la société américaine. La musique contribue à installer le mystère. On est plongé dans un paysage fantastique, où le regard circule dans des espaces, fait de l’accumulation d’éléments hétéroclites, venus d’autres mondes, d’autres temps. Ce décors baroque, fait naitre une atmosphère fantasmagorique. Seule la pancarte du début, qui nous interdisait d’entrer dans ce domaine, renvoyait à une réalité. Ici, nous sommes au cœur de l’inconnu. Cette séquence est un prologue, qui va introduire six témoignages. Dans ce prologue, Orson Welles n’explique rien. Il veut d’abord captiver l’attention du spectateur, l’extraire, en quelques sortes, du monde extérieur, pour l’immerger dans le sien. Au bout d’un moment, on comprend que chaque plan est composé autour d’un point lumineux, positionné au même endroit d’un cadre à l’autre. Comme attiré par ce point lumineux, on s’approche de la fenêtre. Et quand on va entrer à l’intérieur de ce château, Orson Welles brise la continuité. Soudain, la musique s’arrête, et la lumière s’éteint. On passe de l’extérieur à l’intérieur comme dans un tour de passe-passe. Dans les deux plans, la fenêtre garde les mêmes proportions dans le cadre. Ce trucage, pendant un instant, agite notre perception. Le spectateur continu à être basculé entre l’extérieur et l’intérieur, ce qui l’empêche de se sentir installé. Ce trouble entraine une vague sensation de malaise, lié à l’attente. On est venu violer l’intimité d’un individu, jusque dans la mort, saisir son dernier souffle de vie. A peine entré à l’intérieur, on est à nouveau renvoyé à l’extérieur, face à un chalet dans la neige. Un brusque mouvement de caméra en travelling arrière nous fait comprendre que ce paysage dans lequel nous avons cru être n’était qu’une illusion et ne tenait que dans une main. Ce long prologue, ne nous aura finalement conduit qu’à un corps fragmenté, anonyme, énigmatique. A ce moment du film, nous ne savons toujours pas où nous sommes, ce que signifie ce mot, Rosebud, ni qui est cet homme que l’on vient de voir mourir. Le malaise est total. Le mystère reste entier. Un monde d’illusion vient de se briser sous nos yeux. Avec l’infirmière qui entre, on renoue avec la réalité. Mais cette réalité est elle-même déformée. C’est un reflet trompeur qui nous est donné à voir. Dans ce plan, réalité et illusion coexistent. La caméra, qui nous a conduit jusque ici, Orson Welles l’appelle audience-camera, une caméra dont la fonction est de se substituer au regard du spectateur sous le contrôle du réalisateur. L’audience-camera nous guide à la manière d’une voix off, celle de l’auteur s’adressant directement à chaque spectateur et l’invitant dans son univers. Orson Welles, maitrise parfaitement cette audience-camera.

Créée

le 8 mai 2014

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