Réalisateur prolifique dans les années 1922-1938 (ère du muet), Jean Epstein est surtout connu pour La chute de la maison Usher de 1928. Il a notamment présenté sa version (1923) de L'Auberge Rouge de Balzac, le mélo Le Lion des Mogols (1924), Finnis Terae et surtout Cœur fidèle, son quatrième métrage. Le cinéaste « au visage (en forme de) losange » (Abel Gance) est aussi un théoricien du cinéma, à l'oeuvre abondante et précoce. Il fait partie de la première avant-garde française, aussi nommée « impressionnisme français » (expression imposée par Henri Langlois).


Les années 1920 marquent le début de la notion d'auteur et de l'activisme de ces derniers, se tenant pour réalisateurs et concepteurs à la fois. L'impressionnisme français est toutefois un mouvement limité, comprenant seulement cinq représentants clairs. De plus, ce ne sont pas les seuls ambitieux de cette époque, d'autres travaillant à surpasser les productions grossières du cinéma commercial : il y a en effet les expressionnistes allemands, les performances d'Eisenstein et bien sûr Griffith (Naissance d'une Nation est sorti en 1915).


Bien qu'il soit globalement tombé dans l'oubli, Cœur fidèle est une œuvre remarquable pour ses qualités esthétiques et ses audaces techniques. Le montage est nerveux et déploie de nombreux procédés avec énergie ; surimpressions, points de vue alternés, distorsions et effets de lumière grandiloquents. Le scénario est sans grand intérêt, manichéen, mais fort ; Cœur fidèle est aussi un mélodrame le moins encombré possible, laissant toute la place aux foucades sentimentales et à ce déchargement d'intuitions visuelles vivifiant, parfois novatrices, toujours sophistiquées.


Selon le regard, on peut y trouver probablement des lourdeurs dans le casting ou, avec le recul des décennies, une poignée de gaucheries ; c'est la rançon pour tous les pionniers exaltés. De la même façon on peut apprécier ces caractères outranciers, cette fougue perpétuelle communiquée avec grâce, cette préciosité abrasive, rendant la vision plus envoûtante que celle du sacro-saint Citizen Kane ; bref, c'est un film maniaque et cela lui donne tout son relief. Et puis la richesse de Cœur fidèle ne vient pas du sujet mais de son langage, subtil et pourtant flamboyant, tout en symboles ; s'il était moins raffiné, cette aventure cruelle dans le vieux port de Marseille resterait toxique et banale à l’œil du spectateur ; au contraire, la passion habitant ses protagonistes conduit la séance.


L'oeuvre est en mouvement perpétuel, guère méditative, ou alors il s'agit de méditations trop graves et émotives pour laisser quelque forme s'engourdir. Tout élan en appelle un autre ou renchérit l'activisme apparent ; le temporalité du récit est assez lâche et abstraite, l'heure vingt comprenant par ailleurs une durée indéterminée mais peut-être étalée sur une décennie. Enfin on peut tenir ce Cœur fidèle comme un ancêtre (sans être un géniteur direct) du réalisme poétique (courant français des années 1930-1940, comprenant des films de Renoir, Duvivier, Carné ou René Clair et dont L'Atalante est une quintessence) ; du pré-réalisme poétique où le contexte social est décors de tragédie pure et non matériel ; sans velléité morale, tendu vers la beauté et éloquent en chaque instant, ignorant le misérabilisme et la polémique, ces perspectives du monde trivial.


https://zogarok.wordpress.com/2015/06/26/coeur-fidele/

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le 25 juin 2015

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