J’ai frémi l’autre jour en tombant dans une critique du film sur le qualificatif de "superficiel". Si ce film a quelque chose de superficiel ça ne peut être que la structure du mélodrame dont il s’affranchit tout de même assez nettement et avec grand bonheur, pour le reste je dirais au contraire qu’il y a là dedans une densité peu commune. La confusion entre l’art et le motif est hélas bien banale. Il faut dire aussi que "Comme un torrent" a quelque chose d’un grand film dissimulé, peut-être en raison de cette passion (excessive ?) que Minnelli cultivait pour les couleurs et les artifices de la comédie.

Le film m’a surpris lors de 2 scènes : celle où Gwen French (Martha Hyer) rejette Dave (Sinatra) après sa rencontre avec Ginnie (Shirley MacLaine) puis celle où Dave décide d’épouser Ginnie. L’élément de surprise m’a fait l’effet d’intervenir à partir de là un peu comme un principe contraire travaillant le film pour l’amener ailleurs que dans la direction attendue. Il faut bien sûr ne pas connaître le roman de James Jones pour éprouver ces inflexions mais il y a là comme un art du détour qui n’est pas sans relation avec le fond du film, lui-même un peu fuyant, comme si le film avait attendu d’avancer en terrain connu pour livrer sa singularité. Le changement par rapport à la fin prévue (donnant lieu à l’anecdote du "cadeau" de Franky à Shirley pour qu’elle gagne l’Oscar) est assez symptomatique, avec un changement de perspective qui permet de ramener au premier plan un personnage resté jusqu’alors complètement secondaire.

On se rend compte au cours du film que ce sont ces dissonances venant troubler le récit de rédemption sociale et familiale qui sont intéressantes. Première d’entre elles, l’histoire d’amour contrariée entre Dave et Gwen French. La prude Gwen tout d’abord effarouchée et quelque peu réticente cède bientôt aux assauts répétés de Dave mais la rencontre avec Ginnie va changer la donne. Alors même que cette rencontre pourrait lui permettre d’avoir le champ libre avec Dave, elle est horrifiée par l’idée d’une rivalité possible avec une "traînée" sans éducation ni manières. On retrouve là une dynamique des contraires dont Minnelli a joué précédemment pour présenter les personnages de Dave et de son frère (Arthur Kennedy). Dès l’arrivée de Dave, Minnelli met leur opposition en images de façon quasiment westernienne : Dave s’installe dans l’hôtel face à la bijouterie du frère, on voit à quelques signes (le frère prévenu par un tiers de l’arrivée du fauteur de troubles) qu’il y a un conflit pas tout à fait clair entre les 2 hommes. On sent que Dave est un rebelle venu régler des comptes avec son milieu d’origine mais l’opposition s’arrête là. Au lieu d’amener à la confrontation, elle se déplace sur une autre scène où se joue la comédie de la respectabilité, des bons sentiments, et même de l’amour.

C’est une première inflexion qui mène de l’opposition avec le frère à une autre forme d’opposition, plus subtile, plus complexe, entre les relations sociales et les relations amoureuses. On sent parallèlement que la dynamique des contraires va plus loin que ce qu’exige le récit, elle possède sa loi propre. Dave n’est plus tout à fait au centre du film et le film n’est plus tout à fait un mélo. L’hypothèse du détour qui le travaille entraîne ce décentrement du personnage et du genre au profit d’une tonalité bien plus dure. Dave devient dans ce schéma comme un principe révélateur. On le découvre d’abord sous un jour immoral et cynique. Dans la première scène chez "Smitty" c’est sa répartie au barman (après qu’il ait repoussé le jeune voulant lui faire acheter de l’alcool) qui attire l’attention de Bama (Dean Martin). Sinatra dit : "C’est un idiot. Quand j’étais jeune j’arrivais toujours à me bourrer la gueule". Mais c’est après que le barman ait prononcé la sentence morale de circonstance ("Ah les jeunes, de nos jours…").

Dave est systématiquement dans une position contraire de celle des autres. Par exemple dans la scène qui suit il y a une discussion au sujet de la secrétaire du frère. Il lance une remarque pleine de sous-entendus et le frère dit "Pas de ça avec les employées ! C’est une chouette fille !". Dave rétorque : "Toutes les filles le sont". Ce principe d’opposition se justifie par rapport à ce qu’il est : "All girls are nice" vaut en effet comme la déclaration d’un homme qui ne s’embarrasse d’aucune moralité de façade (contrairement au frère qui aura plus tard une liaison avec la dite chouette fille) mais aussi comme l’expression d’un caractère impartial, libre de tout préjugé. Sa liberté de ton emprunte tour à tour au cynisme et aux valeurs humanistes qui peuvent exister chez un écrivain (probablement faulknérien) comme lui. Mais en même temps le principe atteint une ambiguïté qui l’invalide en tant que héros : peut-être par excès de vérité. C’est au fond un personnage comme un autre qui a ceci de plus important qu’il sert à révéler des caractères qui resteraient sans lui muets ou cachés (il fait au fond son boulot d’écrivain).

Les piques d’ironie lancées par le film sont à son image : cruelles et d’une vérité implacable. Dave cesse d’être ironique lorsque les autres commencent à l’être, sa sincérité devient alors inconvenante et incompréhensible. On comprend lors de leur première dispute l’attitude de Gwen, au fond bien plus humaine que lui. Il voudrait qu’à toute chose la réponse soit oui ou non. Pour elle il existe un entre-deux, pour lui non. C’est aussi pour cela que ce personnage indécidable devient si important pour le film : il permet aux personnages qui le croisent de gagner en complexité ce que lui-même perd au fur et à mesure en humanité.

Il y a aussi des échos. Celui par exemple qui met en parallèle la réaction de Gwen après l’entrevue avec Ginnie et celle de la nièce de Dave lorsqu’elle découvre son père avec la secrétaire. Il y a chez les deux personnages comme une impossibilité de penser la mise à niveau : ce que moi je fais, toi tu ne le fais pas (parce que tu es mon père en ce qui concerne la nièce, parce que tu ne peux être comme moi pour Gwen). C’est un trait d’ironie extrêmement savoureux qui atteint d’ailleurs Gwen, ce personnage d’intellectuelle bourgeoise un rien collet-monté. On la voit juste avant l’entrevue avec Ginnie à la fin de son cours. Elle déclare aux élèves : "Si je rencontrais Edgar Poe, je serais dégoûtée par son ivrognerie mais je serais tentée de le comprendre" (sous entendu : parce que c’est un grand écrivain). Lorsque ce grand écrivain se présente sous les traits de Dave, c’est l’exact contraire qui se produit : l’alcoolisme de Dave n’a pas l’air de la dégoûter tant que ça mais pour l’effort d’empathie, il atteindra ses limites en butant sur l’image "infâme" renvoyée par Ginnie.

Ginnie, elle, est un parfait symétrique de Gwen. Sa déclaration "clé" dit tout l’inverse de ce que dit Gwen : "Ça n’est pas parce qu’on ne comprend pas les personnages qu’on ne peut pas les aimer. Toi (dit-elle à Dave), je ne te comprends pas mais je t’aime". Tenter de comprendre, c’est l’aspiration de Gwen mais c’est une illusion dont Ginnie n’est pas dupe (malgré son air de pute et son ignorance crasse). Le plus important, Dave le comprendra, c’est l’amour. En l’occurrence que cette femme puisse l’aimer, lui qui n’aime personne et ne peut qu’être rejeté en raison de son incapacité à jouer la comédie sociale. Mais cette reconnaissance n’empêche pas non plus l’ironie d'atteindre Dave pour délivrer, dans un final meurtrier et carnavalesque, la vérité d’une solitude sur laquelle vient se briser, dérisoire et pathétique, une dernière illusion : le mariage avec Ginnie, cette échappée qu'il aura crue possible. Jusqu’au bout, décidément, il aura été impossible de tricher.
Artobal
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le 23 févr. 2014

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