Le biopic est devenu un genre industriel. Les trajectoires décousues de nombreux artistes avec leur enfance traumatisante, leur adolescence rêvée et tourmentée, leurs ascensions fulgurantes, le succès ingérable qui en découle, les fuites en avant, le rituel des paradis artificiels, les chemins de la décadence et des descentes en enfer ont été mis en images à outrance. Mais Control sort du lot.


A la différence d'autres icônes déjà biopicisées, Ian Curtis était une star en devenir, une étoile encore un peu nébuleuse. Les trompettes de la gloire ont sonné pour lui, après le chant du cygne.
En revanche comme toute rock star en herbe, le petit gars de Manchester était affublé de son lot d’afflictions : dépression chronique, santé dégradée par de spectaculaires crises d’épilepsie, rapport conflictuel avec les médicaments : respecter le traitement de cheval qui lui est prescrit, c’est renoncer à la part la plus excitante de son existence : l’alcool, les veilles, les dépenses d’énergie durant les concerts.
Pour donner chair à son fantôme, il fallait des épaules solides, un charisme naturel, de grands yeux expressifs capables d’exprimer un insondable désarroi intérieur, des oreilles de deuxième ligne, une bouche à la pulpe de chanteur de rock, et une voix jeune mais déjà mûre, aux inflexions de contrebasse, à la fois puissante, souterraine et suave. Autrement dit, le portrait-robot de Sam Riley. On le sent habité, hanté même, par l’âme de Curtis.
Symbole de sa performance, les scènes de scène, là où le mimétisme entre les deux hommes se fait le plus troublant. Riley ne se contente pas de ressusciter les chansons de Joy Division, d’incarner leurs textes empreints d’un romantisme sombre, comme s’il s’agissait de ses propres mots ; il vend son corps au diable, se fait pantin désarticulé, jouant de sa condition d’épileptique (les spectateurs, hallucinés, ne sauront distinguer le jeu hystérique de la maladie). Dans cette chorégraphie à la gestuelle un peu désuète, et qui à première vue et à tort, peut sembler un tantinet comique, on sent poindre tout le malaise d’un être, dévoré de l’intérieur par ses démons.


Un mot sur la musique de Joy Division : une section rythmique lourde, carrée, mise au premier plan, à la fois mécanique et organique, une guitare qui menace comme un nuage d’électricité avant l’orage, un chant crépusculaire monocorde et prophétique, des racines punks, des rameaux New Wave. Sur la vaste mappemonde de la musique, on pourrait situer le groupe quelque part entre Sonic Youth, Nick Cave, Sex Pistols et Depeche Mode.


Derrière l’objectif, le jeune cinéaste –il s’agit d’un premier long métrage- et proche du groupe Anton Corbijn, s’impose comme un auteur en puissance. La science du cadre, la maîtrise du noir et blanc et des clairs-obscurs, lui vient de son premier amour : la photographie, et donnent à Control un écrin visuel atypique, qu tranche avec l'image léchée et lissée des autres biopics.
Mais ce sont surtout les choix artistiques de privilégier l’intime au spectaculaire, de bannir le côté paillettes, strass et cocaïne, de ne pas déifier l’artiste qui font du film de Corbijn, une oeuvre intéressante, une biographie d’auteur, non une pelleteuse à oscars.
La dimension spectaculaire n’est pas totalement absente pour autant, les scènes de concerts on l’a dit, valent à elles seules le déplacement, mais Corbijn s’attarde avant tout sur le quotidien souvent pesant et gris de ses personnages, sur les discussions chuchotées en coulisse, les blancs, les silences, les jeux de regards, la versatilité des sentiments.


En bref, c’est l’histoire d’un écorché vif, accessoirement rock star, écartelé entre deux femmes qu’il ne peut rendre heureuses, secoué par un corps fragile et un vague à l’âme inconsolable et insondable, qui fuit en avant, tête baissée, dans un cul-de-sac ; d’un éternel adolescent perturbé, qui a en sa possession toutes les clefs de la réussite, mais dont la part d’ombre est si grande, qu’elle le poussera à commettre l’irréparable… Un dénouement connu de tous, dès le début, que Corbijn a l’intelligence de suggérer seulement… Un geste fatal qui donne au mot Joy une teinte bien ironique.

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le 24 mai 2015

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Spiderbaby

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