Pendant très longtemps, j'ai débordé d'enthousiasme pour ce film. J'ai toujours beaucoup d'estime pour lui. Mais je crois savoir ce qui m'a tellement plu jadis et qui, aujourd'hui, paraît un peu plus nuancé.


C'est bien sûr le personnage joué par Jean-Pierre Bacri. Pour un ado, Georges est un personnage formidablement attractif : sans aucune concession, misanthrope patenté, capable de saillies vachardes, succulentes, il a tous les attraits de l'adolescence en révolte contre le monde adulte si hypocrite, opposé réellement à l'image qu'il se donne. Alors, forcément, ce moralisme d'Alceste contemporain, incisif mais pétrifié dans sa rancœur accumulée depuis un passé, un désordre amoureux toujours pas digéré, n'apparaît plus aussi séduisant aujourd'hui pour la vieille baderne poivre et sel qui écrit ces lignes. La triste... j'allais dire la triste confrontation à la réalité due à l'expérience, mais est-ce triste ? Non, c'est comme ça et puis c'est tout. Ah, attention, je ne vais pas dire que le personnage n'est plus sans charme. Non, il a encore des airs de Don Quichotte luttant contre ses moulins à vent. Il y a du panache dans sa colère. Et puis merde, Jean-Pierre Bacri joue tellement bien !


Le texte d'Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri a encore des accents de répliques théâtrales. La réalisation de Philippe Muyl peine à faire oublier la nature initiale de cette œuvre. Il fait beaucoup d'efforts avec des plongées, des petites scènes extérieures, des prises de vue des différentes pièces de l'appartement pour faire oublier le huis clos de l'action.


Reste que c'est une pièce de théâtre filmée. On n'y échappe pas. Ce qui , personnellement, me ravit. Je ne comprendrai jamais ce mépris pour le théâtre filmé chez les critiques cinéphiles. A ce compte-là, "Fenêtre sur cour" serait une bouse !


L'action est condensée dans l'espace en un seul lieu? La belle affaire ! Cela oblige les personnages à une certaine promiscuité propice à exacerber les passions, les rancœurs enfouies, à rendre les dialogues plus féroces peut-être ? C'est sans doute une grande illusion, une vue de l'esprit.


Quoiqu'il en soit, j'aime bien la netteté du récit et l'évidente sûreté de jeu des comédiens. Ils connaissent leurs personnages sur le bout des doigts. Chacun peut briller avec des rôles à la limite de la caricature, mais finalement crédibilisés par une belle précision de jeu. Tous ont des rôles casse-gueules : la montée en tension tout le long de cette soirée étouffante les amène à dégoupiller plus ou moins à un moment donné. L'hystérie de certains éclate ; on craint alors l'excès, le grotesque.


Zabou Breitman par exemple, hérite sans doute du personnage le plus fragilisé, le plus vacillant. Ce rôle compliqué est fort heureusement maîtrisé à la perfection par l'actrice. Formidable travail pour ne pas tomber dans le ridicule et la facilité, pour donc offrir une performance pleine de tempérance.


Premier coup d'éclat créatif du couple Jaoui/Bacri, cette pièce filmée par Muyl est un coup de maîtres, bien balancée, avec justesse, au rythme impeccable, à la puissance toujours agréable à éprouver. La pièce est encore de nos jours montée avec succès. Le film fait partie selon moi des grands classiques de la comédie française non burlesque. La finesse de vue qui se maintient malgré l'espèce de protubérance de certains personnages est en soi un petit exploit qui souligne l'intelligence d'écriture qui a présidé à l'élaboration de l'œuvre.


http://alligatographe.blogspot.fr/2015/06/cuisine-et-dependances-jaoui-bacri-muyl.html

Alligator
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le 22 juin 2015

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