Je n'étais jamais parti si loin, hors du vieux continent, jusque dans cette contrée lointaine et exotique qu'on nomme la Caraïbe.
Que voulez-vous, je n'aime pas la chaleur… Encore moins les longs voyages.

Et puis j'ai découvert ce film. Il m'est tombé dessus, comme la moiteur lourde et odorante qui étreint le voyageur lorsqu'il quitte pour la première fois l'atmosphère contrôlée de l'aéroport Aimé Césaire.

Je m'en aperçois aujourd'hui, Il y a dans mon esprit un pont invisible entre cette petite salle obscure, la Filmothèque du Quartier Latin et ces îles du bout du monde… Dans ces fauteuils usés qui sentent un peu la poussière, j'ai découvert un véritable trésor et, je ne sais comment, je suis allé voir la Caraïbe.

Car il y a des films qui, non contents de vous divertir et de vous transporter, vous font retrouver des sentiments déjà éprouvés, quelque fois enfouis depuis longtemps.
Des films auxquels on ne s'attendait pas et qui provoquent en vous de violentes tempêtes.
Des films qui s'adressent si directement à votre petite personne, qu'on les croirait écrits par un ami.
Q'importent les années qui vous séparent, l'oeuvre attendait patiemment, confiante, votre découverte. Comme les coffres remplis de pièces d'or sur les iles désertes.

Dans une vie, les rencontres aussi précieuses sont rares. Cyclone à la Jamaïque en fait partie.

Je connaissais déjà Alexander Mackendrick mais n'avait pas fait le lien, au moment de voir ce curieux film de pirates, avec le réalisateur de l'excellent Sweet Smell of Success .

La surprise fut donc double. D'abord parce que le film n'est pas une aventure de pirates ordinaire. Ensuite parce que le sujet qu'il aborde, malgré ce décor exotique, m'était étrangement familier.

Mer bleue azur et cocotiers, Une balade amoureuse susurrée par une voix de crooner sur un air innocent… innocent ?… les toutes premières minutes semblent classiques mais se chargent pourtant très vite d'éveiller votre curiosité.
La musique, on ne s'en rend pas tout à fait compte, est assez mélancolique. Et les paroles pour le moins étranges: Un jeune homme qui rêve d'amour éternel mais d'un amour qui finira par le faire pendre au gibet. Le tonnerre gronde, l'eau s'agite, la tempête éclate.

http://www.youtube.com/watch?v=VPDLFu0KQN4

Passé le générique début et sa musique vive, chargée de promesses d'aventures trépidantes, voici venir la séquence ô combien habile qui sert d'introduction à ce récit inattendu:

Une petite fille (Deborah Baxter, extraordinaire de justesse) court au milieu des bourrasques de vent, des branches qui tombent et de la pluie violente. Elle crie un prénom: Taby ! Mais sa voix se perd dans le bruit assourdissant. Un homme, qu'on devine être son père, lui court après dans la tempête, criant le prénom de la petite fille qui ne l'entend pas: Emily !

Après quelques minutes de cette recherche désespérée au milieu d'une nature déchainée, la petite fille retrouve enfin Taby réfugié dans un arbre: son chaton perdu et apeuré. Emily est rejointe par son père qui l'engueule copieusement et lui dit de courir se mettre à l'abri sous la maison, dans la cave avec le reste de la famille et les esclaves réfugiés là eux aussi.

Il faudra attendre la fin du film pour comprendre à quel point cet épisode de la tempête, déclencheur du voyage et des péripéties qui vont suivre, constitue en soi une sorte de condensé annonciateur du récit du film lui-même.

La petite fille qui cherche son chat, elle-même inconsciente du danger et poursuivie par son père qui veut la mettre à l'abri. Voilà une mise en scène subtile du décalage étrange entre le regard de l'enfance et celui de l'âge adulte que n'aura de cesse d'explorer le reste du film.

Car les enfants et la petite Emily sont les premiers protagonistes de cette aventure. C'est à travers eux, à leur hauteur et par leurs yeux naïfs et curieux que nous découvrons les merveilles et les dangers qui attendent les voyageurs à bord des voiliers qui naviguent sous les tropiques. La rencontre avec le pirate Chavez (Anthony Quinn dans un de ses meilleurs rôles) sera proprement fascinante ! Crapule rusée et séduisante, capable de prendre possession d'un navire sans pratiquement tirer un coup de feu…

Comme dans l'un des plus grands romans qui soit, je parle de L'ile aux trésors de Stevenson, voici pour cette joyeuse bande de gamins la découverte de l'ambiguité. La ruse, le mensonge et la trahison. Des concepts dans lesquels ces bambins ne voient encore aucun mal. Comme ils sont incapables de comprendre encore l'usage de la violence. On pense à la plus petite d'entre eux qui osera s'interposer au milieu de la tension des combats pour ramasser sa poupée - Comme Emily qui cherchait son chat au milieu de la tempête.

Ces aventuriers en herbe, contraints de vivre la vie des pirates pour de longues semaines, vont continuer d'aller de découverte en découverte. La plus importante, la plus essentielle, celle qui me permet de qualifier Cyclone à la Jamaïque de véritable conte initiatique, est une confrontation répétée avec la mort.

Encore une fois, le spectateur ne s'en rend pas compte tout de suite. Mais la mort est sans doute le thème principal du film. C'est la répétition systématique d'un "motif" de mise en scène, tout au long du récit, qui nous met la puce à l'oreille. La mort est présente dés la séquence d'introduction et jusqu'à la conclusion du film. A chaque fois, elle est représentée de façon extrêmement pudique. Une ellipse fine masquant l'instant fatidique. Il y a un avant vivant, vivace, joyeux et une brusque interruption. Et il y a un après. Le résultat tragique. Ou l'indifférence et la vie qui reprend ses droits… Je parle de "motif" car à une exception près (la plus importante du récit) dans Cyclone à la Jamaïque, la mort est le fruit de la chute d'un corps. La mort est ce qui nous tombe dessus sans crier gare. Ce qui nous fait passer des hauteurs vertigineuses, celles de l'inconscience juvénile de notre finitude, à la dure réalité, plaqué au sol, ou pendu au bout d'une corde… C'est la découverte de cette force irrésistible qui malgré tous nos efforts (physiques et spirituels) pour y échapper, ramène les corps inéluctablement jusqu'à la terre.

Il y a une exception à ce motif. Je préfère ne pas en parler ici car elle révèlerait une scène exceptionnelle, (la scène du capitaine hollandais joué par Gert Frobe - vous savez goldfinger !) véritable paroxysme du récit, condensé de tragique et d'ambiguité et qui précipitera la fin de l'aventure, en même temps qu'elle fixera le sort de Chavez et de ses compagnons d'infortune.

De ce récit extraordinaire il faut encore retenir le rapport particulier qui s'installe entre pirates et enfants. Ces hommes d'action se retrouvent bien malgré eux chargés de s'occuper de cette fratrie turbulente. Si le personnage de Zac, (James Coburn) rappelle constamment le danger réel d'être condamné pour enlèvement d'enfant, Chavez, lui, se mue petit à petit en véritable père de substitution. Cyclone à la Jamaïque est aussi le récit de cette adoption. Et de la conversion attendrie de cette brute un peu épaisse. Il faut bien avouer que sa position varie peu pourtant. La bande de pirates qu'il commande ressemble en effet étrangement à cette ribambelle enfantine: leur superstition (les jeux des enfants à bord terrifient l'équipage, qui voient en eux la présence du mauvais oeil !) leur couardise, leur bêtise, font toutes écho, avec beaucoup d'ironie, à la candeur des enfants qu'ils accueillent. Quelquefois les comportements des adultes semblent donc plus inconséquents encore que ceux des enfants.

Mais la naïveté n'est pas leur seul attribut. Le personnage d'Emily brille aussi par son intelligence, sa curiosité. Le monde qu'elle découvre lui pose question, l'interpelle. Il ne va pas de soi et comme tous les enfants de son âge, au moment de l'éveil de la raison, viennent les questions qui fâchent, les questions sans réponse. Les questions subversives capables de faire voler en éclat les certitudes des grands…
C'est sa propre clairvoyance, ajoutée à sa candeur qui lui fera tenir tête au pirate.

De tous les évènements dont elle sera témoin et même actrice, la petite Emily ne comprendra sans doute pas tous les enjeux. Mais la subtilité de la mise en scène de Mackendrick, dans ce décalage entre point de vue enfantin et point de vue adulte, nous donne constamment à voir plus loin, la complexité des situations.

Globalement la mise en scène de Mackendrick est d'ailleurs parfaitement admirable de modestie et de précision. Pas un arrière plan qui ne soit laissé au hasard. Pas un mouvement de caméra qui ne soit justifié par une révélation ou une perspective nouvelle et riche de sens. Une science parfaitement maitrisée du point de vue mais qui ne cherche jamais à vous épater: La caméra est au service du récit et cherche constamment à révéler plus qu'elle ne démontre. La peinture des personnages les rends tous profondément attachants, et ce autant pour leurs qualités que pour leur défauts. Ingrédient essentiel qui trahi la profonde humanité du film.

En définitive, le parcours initiatique d'Emily, vient faire écho à une autre révélation existentielle pour Chavez. Leur rencontre fortuite est une leçon autant pour l'enfant que pour l'adulte: Il comprendra grâce à cette aventure combien sa vie n'était qu'illusion. Combien la vanité fut le seul moteur de son existence. Il aura fallu cette rencontre improbable et troublante avec une petite fille, pour qu'il comprenne et accepte son sort d'être humain: les meilleures choses ont une fin. Cette vie sans dieu ni maître, libre comme le vent, cette vie de brigand, faite de ripaille, de rires gras et éclatants, tout cela n'est qu'une farce. Et comme toutes les farces, elle ne peut finir que dans une chute grotesque et tragique. La dernière réplique de Chavez à Zac, son rire diabolique, terrifiant de sagesse est parfaitement géniale.

Géniale encore la toute dernière séquence, qui tient lieu d'épilogue. Et ce dernier plan… D'une simplicité éclatante et pourtant d'une profondeur inouïe.
La petite Emily, revenue à la civilisation, joue au badminton dans un parc londonien. Le volant tombe au sol et, un court instant, le plaisir du jeu qui l'animait s'efface: son regard est attiré vers le bassin du parc. Sur cet océan imaginaire, un voilier, jouet d'enfant poussé par un de ses frères, s'éloigne, voguant vers des horizons lointains… Filmé au ras de l'eau, le bateau qui s'éloigne lentement semble reparti pour un très long voyage. Toute l'aventure, ses joies et ses peines, se retrouvent résumées, condensées ici à l'état de souvenir.

Du même coup Mackendrick, par ce plan fabuleux, donne à voir une véritable vision du cinéma: car ce jouet d'enfant est pour Emily ce que le film est au spectateur: la concrétisation en modèle réduit d'une vie passée ou fantasmée. L'objet est fictif, son échelle est réduite, mais sa forme simplifiée suggère une réalité bien plus vaste et plus complexe. L'objet est un trompe l'oeil mais rappelle pourtant une réalité tangible: celle d'expériences vécues, d'émotions véritablement éprouvées. Les images et les sons s'associent et rappellent d'autres images et d'autres sons, d'autres sensations, d'autres pensées, des vies entières…

Le cinéma est un art populaire. Et ses plus grandes oeuvres se doivent d'être aussi plaisantes pour le profane que pour l'initié. Or, Cyclone à la Jamaïque offre un spectacle qui saura contenter les enfants comme les cinéphiles les plus exigeants. C'est selon moi une marque de grande qualité, finalement commune à tous les arts: qu'on songe aux sonates de Mozart capables d'émouvoir les âmes les plus frustres. Voilà La marque des chef-d'œuvres. A mon sens Cyclone à la Jamaïque en est un.
antoninbenard
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le 23 mars 2014

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Antonin Bénard

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