Librement adapté de la pièce du dramaturge espagnol Juan Mayorga, El chico de la última fila, Dans la maison est d’abord un thriller dans la grande tradition hitchcockienne. Claude pénètre l’intimité de la famille de son camarade comme Jeff Jefferies s’insinuait dans la vie de son voisin, Lars Thorwald, dans Fenêtre sur cour. On est typiquement ici dans le domaine de la pulsion scopique, concept freudien désignant le plaisir de voir, de regarder, de s’approcher du privé (Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, Sigmund Freud, Franz Deuticke, 1905). [Freud] associated scopophilia with taking other people as objects, subjecting them to a controlling and curious gaze (Visual pleasure and narrative cinema, Laura Mulvey, Screen, 1975).

Ozon rend cependant le voyeurisme du jeune homme plus troublant encore que chez Hitchcock, dans le sens où ce qu’il nous donne à voir n’est pas une vision directe, comme celle que nous avions dans le téléobjectif de Jefferies, mais une version transfigurée par l’écrit. Il est par conséquent difficile de démêler la réalité du fantasme. La frontière entre ces deux états est mouvante pendant tout le film, créant un labyrinthe dans lequel le spectateur ne tarde pas à se perdre.

Faut-il prendre pour argent comptant les récits de l’adolescent, ou relèvent-ils de la fiction ? Manipule-t-il son professeur, comme les enfants des Innocents (le baiser qu’il échange avec la mère de son ami rappelle celui que dépose par surprise Miles sur les lèvres de Miss Giddens) ?

Ou bien est-ce le contraire ? La relation que l’enseignant établit avec son élève est de fait assez ambigüe. Au point que sa femme finit par lui demander s’il n’en est pas épris. D’ailleurs, ne doit-on pas voir dans son nom, Germain Germain, une allusion à Humbert Humbert, l’amant de Lolita, lui aussi professeur de littérature ? Difficile de trancher. D’autant que le scénario multiplie les faux-semblants -cette évocation du film de Cronenberg n’est pas anodine, tant le thème du double est ici prégnant (les deux Rapha, les jumelles…)-, les fausses pistes… Le vertige intellectuel est total.

La richesse de ce film ne se limite toutefois pas à ce seul aspect ludique. Il tient également à ses nombreux niveaux de lecture. Ainsi, de même que Jean Douchet voit dans Fenêtre sur cour une métaphore du cinéma, peut-on percevoir Dans la maison comme une mise en abyme de l’écriture cinématographique.

En filigrane, Ozon parle aussi de l’école, du malaise des d’enseignants face à un système qui semble plus soucieux d’établir des règles normatives -les élèves deviennent des apprenants et portent des uniformes- que de transmettre un savoir, de former. On relèvera à cet égard que Germain lit Das Unbehagen in der Kultur (Malaise dans la civilisation, 1929), essai dans lequel Freud se demande si la plupart des civilisations ou des époques culturelles -même l'humanité entière peut-être- ne sont pas devenues névrosées sous l'influence des efforts de la civilisation même.

Peut-être faut-il encore regarder la curiosité de Claude envers la famille de son ami et son attitude comme une forme –inconsciente ?- de lutte des classes. Le jeune homme est issu d’un milieu très modeste. Son désir d’entrer dans la maison de Rapha (qui représente pour lui, ironiquement, le monde normal), de s’immiscer dans sa vie et celle de ses parents, ne traduit-il pas une volonté de détruire le bel ordonnancement d’existences si éloignées de celle qu’il mène avec son père handicapé ?

Sur le plan de l’interprétation, on peut se féliciter que Luchini soit en retrait, qu'il ne fasse pas son show. Il laisse les autres acteurs exister ? Tant mieux ! Son petit numéro habituel est certes sympathique, mais finit par lasser. De plus, il fait preuve ici d’une autodérision assez jubilatoire (qu’il soit assommé par un exemplaire de Voyage au bout de la nuit ne manque pas de sel !). Kristin Scott Thomas est bien sûr d’une classe absolue. Cependant, le film doit surtout à la prestation d’Ernst Umhauer, dont la gueule d’ange, évocatrice de celle de Raphael (vous avez évidemment compris, par l’absence de tréma, que je parle du chanteur, non pas du peintre…), a quelque chose d’inquiétant, par contraste avec son comportement. Un jeune espoir... à suivre, serais-je tenté d’écrire…

Le seul reproche que l’on peut adresser à Ozon concerne le caractère trop archétypal de ses personnages. Il est impossible de se reconnaître en eux. Se faisant, il oublie la double dimension contradictoire du cinéma, spectacle qui, selon Laura Mulvey, déjà citée, relève à la fois du voyeurisme et du narcissisme : The cinema satifies a primordial wish for pleasurable looking, but it also goes further, developing scopophilia in its narcissistic aspect (Visual pleasure and narrative cinema).

Mais pour que le plaisir narcissique fonctionne, le spectateur doit pouvoir s’identifier aux héros : In film terms, […] the [narcissistic aspect] demands identification of the ego with the object on the screen through the spectator's fascination with and recognition of his like. En ne nous permettant pas d’avoir de l’empathie pour eux, Ozon nous contraint dans une position de voyeur -ce qui n’est pas aberrant en soi, puisque c’est le sujet du film. Néanmoins, dans le même temps, il nous laisse à la surface de leurs émotions, donnant ainsi un goût d’inachevé à cette œuvre, qui sans cela eût été parfaite…
ChristopheL1
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le 29 oct. 2012

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ChristopheL1

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