Delivrance offre au spectateur une escapade dans un écrin naturel condamné à disparaitre : la construction d’un barrage va bientôt engloutir ces lieux splendides sur lesquels un groupe d’amis décide de naviguer une dernière fois.
Cet adieu à la beauté, cette vision étrange d’une nature qu’on définit habituellement comme immuable et cyclique et qui se révèle ici mortelle donne le ton de ce film qui secoue moins par ses fulgurances violentes que par son ambivalence généralisée.
La première partie nous donne ainsi à voir dans un même mouvement l’ample splendeur de la nature et les conséquences que cet écrin à l’écart du monde peut avoir sur l’humanité : portrait d’une population autochtone meurtrie dans sa chair, effrayante et brutale. Un duo guitare/banjo laisse penser un temps que l’osmose est possible, belle séquence qui ne fonctionne que pour une raison : elle se passe des mots, et se fait à distance, l’enfant restant chez lui et le visiteur sur sa voiture.
Car si les résidents se démarquent par leur bestialité, les marques de la civilisation de leurs hôtes indésirables n’ont rien à leur opposer : condescendants, immatures, ils n’inspirent pas plus la sympathie.
On aimerait donc pouvoir, dans cette jungle primitive, trouver ses marques et choisir son camp : Boorman s’acharnera à le rendre impossible. Comme de l’eau de la rivière dont les rapides peuvent exalter ou déchiqueter, comme la terre fertile et dans laquelle on enterre les corps, tout échappe à la nomenclature.
Ce n’est pas que les torts soient partagés : la barbarie du trauma originel, cette impitoyable scène de viol, glace suffisamment le sang pour qu’on admette la suite des événements. Mais la tournure qu’ils prennent met l’homme au pied du mur. Dans un monde où l’on s’affranchirait de la loi, dans une nature d’avant la civilisation, pense-t-on, la vengeance aura du sens et l’on satisfera un héroïsme primaire. Toute l’intelligence du film réside dans cette piste exploitée avec une malice pernicieuse. Car loin de donner une leçon aux bourreaux, les victimes semblent plutôt les rejoindre dans le vaste domaine de la barbarie : par l’erreur, le mensonge, la lâcheté, la brutalité et la panique.
Film à thèse, Delivrance trouve aussi sa force dans sa démonstration : place à l’image, point de discours. De longues séquences laborieuses donnent à voir les corps qui souffrent, escaladent, qu’on leste ou qu’on ensevelit. Cet étouffement de la parole, écho à la montée future des eaux, est le plus efficace des regards sur ce requiem discret à la civilisation, d’autant plus glaçant qu’on pense pouvoir le refouler.
Sergent_Pepper
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Nature, Psychologique, Violence, Les meilleurs films sur l'amitié masculine et Vus en 2014

Créée

le 28 nov. 2014

Critique lue 8.3K fois

131 j'aime

16 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 8.3K fois

131
16

D'autres avis sur Délivrance

Délivrance
Jambalaya
9

Back to nature.

Voilà le genre de film pour lequel je suis incapable de formuler un avis autre que les impressions et sentiments qu'il laisse après l'avoir vu. Je me souviens l'avoir fait regarder à mon frère et à...

le 24 août 2011

58 j'aime

5

Délivrance
ErrolGardner
10

Voyage au bout de l'enfer vert.

Quatre garçons dans le vent s'en vont pagayer sur une rivière et jouer aux trappeurs chevronnés. Armés d'arcs, ils chassent, campent et bivouaquent. Lors d'une énième sortie sur la rivière, l'un des...

le 18 févr. 2013

42 j'aime

7

Délivrance
Kowalski
8

Critique de Délivrance par Kowalski

5 raisons d'aimer ce film: - Parce qu'on avait oublié que les acteurs peuvent faire leurs cascades et scènes d'action eux mêmes et le film y gagne en restant crédible. - Pour la nature magnifiquement...

le 15 août 2012

35 j'aime

2

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

765 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

700 j'aime

49

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53