Dellamorte Dellamore… ça faisait longtemps que je voulais écrire une critique aussi complète que passionnée sur ce film que je vénère, mais j’avais peur de me mesurer à ce monument.
Il s’agit d’un film fantastique, comique, romantique, dramatique, poétique et érotique. Avec des zombies. Un mélange improbable mais réussi, et qui s’avère même être la plus belle œuvre cinématographique que j’ai vue à ce jour.


Le film est parfait depuis son titre, "Dellamorte dellamore", qui peut avoir deux significations : "De la mort et de l’amour", ou "La mort de l’amour".
"Dellamorte", c’est aussi le nom du personnage principal, Francesco Dellamorte. Le nom de jeune fille de sa mère était Dellamore, mais en se mariant, elle a troqué son nom contre celui de son mari, Dellamorte. La mort qui provoque la perte de l’amour, c’est l’histoire au cœur du film.
Francesco est fossoyeur dans la ville de Buffalora, et il est aidé dans ses tâches quotidiennes par son assistant déficient mental, Gnaghi. Mais depuis peu le duo doit faire des heures supplémentaires au cimetière : les morts se lèvent de leur tombe. C’est malheureusement durant cette période que l’univers morose de Francesco se voit chamboulé par une apparition céleste, une jeune veuve dont il tombe amoureux, mais qui ne tarde pas à succomber à la morsure d’un zombie.
Dellamorte Dellamore traite avant tout du deuil impossible après le décès de l’être aimé, le fait de ne pas accepter la mort, l’envie de se raccrocher à son amour perdu, contre tout bon sens. Ce qui ne peut que nous nuire.
Tous les intrigues secondaires du film font écho au drame vécu par Francesco : cette jeune fille qui retrouve son petit-ami motard et qui le laisse la manger une fois qu’il est devenu un zombie, cette relation avec Gnaghi qui devient possible uniquement une fois que la fille du maire est morte, …
Néanmoins, Francesco, insensible, met fin à chacune de ces histoires contre nature, de la même façon qu’il met fin à n'importe quelle escapade port-mortem de ses clients. Il fait preuve d’hypocrisie, ne se rendant pas compte qu’il est lui-même pris au piège de la même situation de déni que ceux qu’il condamne.


Au-delà du jeu de mot du titre, celui-ci est également parfait car la mort et l’amour sont inextricablement liés dans ce film, comme deux amants enlacés. Il y a chez les personnages des désirs sexuels qui naissent dans des contextes morbides, mais sans que cela ne paraisse malsain, juste étrange, et d’une étrangeté fascinante. C’est ainsi depuis le début : la rencontre entre Francesco et "Elle" alors qu’elle pleure encore son mari ; ces gémissements assimilables à de la jouissance ou de la douleur quand l’adolescente se fait manger ; la fascination de la veuve pour l’ossuaire, lieu de mort où sa fébrilité devant ces empilements d’ossements devient excitation sexuelle.
Le point d’orgue de la rencontre entre Eros et Thanatos est cette scène de retrouvailles entre Francesco et une "Elle" revenue d’entre les morts, mais sans rien avoir perdu de sa beauté.
Pinhead, dans Hellraiser, ne fait qu’évoquer l’obtention de jouissance par la douleur, mais dans Dellamorte Dellamore, c’est avec une efficacité redoutable que l’on ressent la souffrance et le plaisir mêlés.
On ne sait si "Elle", désormais une zombie, s’approche vers Francesco pour le dévorer ou non. Et on frémit tandis que le doute persiste, alors que la défunte embrasse son ancien amant le long du torse, et mordille délicatement une ou deux fois. On est entre la crainte et l’excitation, on souffre par appréhension alors même que la scène est d’une grande puissance érotique.


Malgré le désarroi provoqué par le décès de son grand amour, Francesco souffre encore d’une autre façon, toujours à cause de l’amour, lorsqu’il succombe aux charmes d’autres femmes, elles aussi jouées par Anna Falchi, et qu’il finit à chaque fois trahi. Et comme pour son premier amour, dont la tombe indique simplement "Lei" ("Elle" en Italien), ces femmes restent sans nom. Soit elles ressemblent réellement à la première femme et Francesco s'éprend donc immédiatement d'elles, soit, toujours traumatisé par le décès de sa bien-aimée, il cherche désespérément à la voir en elles. Dans tous les cas, cela finit par nuire à Francesco, et le film livre un regard sombre et désabusé sur les relations romantiques, auxquelles le héros finit par renoncer.
Malgré le ton dramatique adopté par le film, celui-ci ne manque pas de touches comiques, notamment grâce à un Francesco Dellamorte blasé, plein de cynisme, et jamais à court de répliques drôles et de réflexions pertinentes.


En plus du traitement superbe et singulier de ces thèmes, le film, visuellement, est tout simplement à couper le souffle.
La mise en scène est particulièrement soignée, Michele Soavi s’appliquant à trouver sans arrêt des originalités pour le découpage ou le placement de la caméra. Par exemple, dans la première séquence, on a un plan sur Francesco, puis un gros plan sur une fourmi arrivant sur l’oreille d’un zombie, et lors d’un changement de la mise au point, on découvre que le héros est maintenant armé d’un pistolet qu’il tend vers le mort-vivant. Toujours vers le début du film, il y a ce plan zénithal sur une fontaine où Francesco remplit un arrosoir, et le temps que l’eau troublée se calme, on aperçoit la veuve dans le reflet ; façon originale et très belle de la présenter.
Soavi parvient aussi à tirer de la beauté de visions communes, donnant à voir sous un jour nouveau des détails auxquels on ne prête pas assez attention. Parfois, c’est le simple fait que le film nous fasse observer le goutte à goutte d’une stalactite, mais plus souvent Dellamorte Dellamore fait surgir le sublime simplement grâce à un certain cadrage, ainsi que des gros plans et des ralentis tels qu’on croirait n’en avoir jamais vus. Ce qui, sur le papier, pourrait être résumé par un simple ralenti sur un pistolet qui tombe à l’eau, ou un léger mouvement de caméra qui remonte en suivant les courbes d’un corps de femme, est à l’écran d’une beauté surprenante et mystérieuse, car je ne saurais dire exactement d’où vient le pouvoir d’émerveillement qu’ils exercent, ni ce qui leur donne ce caractère si unique.
Et il y a ces plans qui ont leur part de mystère, qui captent notre curiosité car on ne les décrypte pas de suite, mais on comprend lentement, et la découverte de leur nature s’accompagne d’une admiration pour la trouvaille visuelle qu’ils constituent. Je pense notamment à ce plan sur le globe terrestre en reflet dans de l’eau aussi noire que de l’encre, et ce gros plan sur le visage de la veuve, sur lequel se meut son voile, tiré en arrière.
Mais le plan qui me surprend le plus, par sa maîtrise incroyable, c’est celui où Francesco apprend une nouvelle terrible, et "Elle" lui tourne autour, tout comme la caméra. Celle-ci suit les déplacements de la femme tout en gardant Francesco au centre de l’image ; le placement de l’actrice est parfait, elle reste visible en permanence, même en passant d’un côté ou de l’autre de Rupert Everett, et à la fin quand Falchi sort du cadre, le mouvement de caméra qui se poursuit la fait réapparaître juste au moment où elle prononce sa dernière réplique avant de partir. Tout coïncide si bien pour un plan si compliqué, ça me laisse pantois.


Le film est empreint d’une telle grâce que cela retire toute vulgarité aux nombreuses scènes érotiques. Au contraire, l’actrice Anna Falchi, malgré sa plastique visiblement refaite, est sublimée. A sa première apparition, ses habits de deuils serrés, contraignants, mettent en valeur ses formes généreuses, mais ensuite une fois dénudée elle libère toute sa beauté physique. Même en zombie, la mise en scène fait tout pour la magnifier, rendant sa première apparition après sa mort tout à fait majestueuse, avec ces lambeaux de tissus qui volent autour d’elle. Par ailleurs, il faut remarquer que tout au long du film, les voilages servent à désigner le personnage ; plus d’une fois, on voit un tissu porté par le vent juste avant de voir la veuve, c’est d’ailleurs un bout de vêtement arraché et accroché à une branche qui annonce son retour parmi les vivants à Francesco.


A mes yeux c’est extraordinaire qu’un seul film réunisse autant de qualités ; la BO atteint la même perfection que le reste : le thème musical principal, raffiné, entêtant, envoûtant, fait penser à une valse avec les morts, il est à la fois macabre et tout à fait sublime, il évoque à la fois le tourment et l’obsession. Cette composition, en plus d’être absolument géniale, est en parfaite adéquation avec l’esprit du film, comme tout le reste de la bande-son, à vrai dire.
On peut aussi entendre une version instrumentale du "Hellraiser" d’Ozzy Osbourne, qui s’intègre très bien au reste de la BO.
L’utilisation de la musique dans le film est non moins soignée, tout comme le travail impeccable sur les bruitages, qui apportent vraiment une autre dimension à certaines scènes.


[EDIT 24/02/2017] Mais malgré ma vénération pour Dellamorte Dellamore, film dont je ne cesse de chanter les louanges, et que j’ai fait découvrir à autant de personnes que possible, pendant longtemps je n’ai pas su éclaircir le mystère de la signification de la fin du film.
Cette fin est terriblement bizarre, mais on ne peut pas dire ne pas avoir été prévenu, car les scènes étranges, plaçant le film dans un monde autre, étaient déjà présentes avant, par intermittences. Il y a notamment cette scène avec la fille du maire qui désigne Gnaghi comme s’il était un objet, et demande s’il danse alors qu’il s’apprête à vomir ; mais il s’agit peut-être simplement d’une manifestation du sens de l’humour particulier du scénariste.
J’ai lu plusieurs interprétations sur internet du film et de sa conclusion, mais aucune ne m’est totalement satisfaisante, et Michele Soavi n’a jamais rien dit à ce sujet, à ce que je sache.
Etrangement, c’est simplement en relisant mes propres propos dans cette critique que le sens m’est apparu de manière limpide, comme si j’avais déjà réuni toutes les pièces du puzzle, mais sans avoir su les assembler, alors que tout était déjà sous mes yeux.


Lors de mon dernier visionnage, j’avais cru percevoir des éléments d’une certaine importance, comme le fait que Francesco n’arrive pas à reconstituer un crâne alors que Gnaghi si, ou le fait que Francesco insiste pour savoir si la mère et la fille de son ami Franco existent, mais sans arriver à comprendre le sens de tout cela.
J’avais toutefois saisi quelque chose de nouveau : la Faucheuse dit à Francesco "Où penses-tu aller, si tu ne vois pas la différence entre la vie et moi ?".
Cela pourrait indiquer qu’à la fin, même si Francesco voit Gnaghi se relever, celui-ci est bel et bien mort ; et ça serait logique avec le fait que l’amante du héros revienne à la vie car il refuse sa mort.
Mais plus important encore, et qui m’avait échappé, c’est que cette réplique rejoint l’idée que tout le film est une métaphore de l’incapacité de Francesco à oublier celle qu’il aimait, désormais décédée.
Comme les autres personnages, il cherche vainement à garder auprès de soi quelqu’un qui n’est plus là, il favorise les morts aux vivants, et en quelque sorte ne fait plus la distinction entre les uns et les autres, ce qui explique à la fois la venue symbolique des morts-vivants, et les meurtres que le fossoyeur finit par commettre.
Les paroles de la Faucheuse que je mentionnais sont un moyen de dire au héros qu’on ne peut pas faire quoi que ce soit de sa vie si on reste accroché au passé. Dans le cas présent, il s’agit spécifiquement d’un être défunt, mais on peut y voir plus généralement un message sur les relations amoureuses passées. L’amour et la mort, toujours.
Gnaghi, lui, accepte le concept de la mort, ce qui est représenté par sa capacité à reconstituer le puzzle du crâne, alors que Francesco n'y arrive pas.
C'est pour cela que le héros n'arrive pas à partir du cimetière, il n'a pas fait son deuil et donc ne peut pas s'échapper de son microcosme morbide. Peut-être qu'à la fin du film, se retrouvant face au néant, il prend conscience de la situation, d'où l'inversement des rôles entre lui et Gnaghi : Francesco a enfin compris, lui aussi, et a accepté son sort.


[EDIT 5/11/2013] Une autre critique sur le site, qui donne une bonne interprétation de la fin :
http://www.senscritique.com/film/Dellamorte_Dellamore/critique/13979917
Au vu de ce qui est dit dans cette critique, le "vol" des meurtres de Francesco pourrait vouloir dire qu'on ne lui permet tout simplement pas toute chose n'appartenant pas à son microcosme du cimetière, duquel il voudrait s'échapper ; mais tout comme pour l'amour, qui pourrait aussi le sortir de sa morne routine, ça lui est refusé.
Ce serait cohérent avec cette boule à neige, dans laquelle sont enfermés les deux personnages principaux, au début à la fin du film, comme si l'image elle-même enfermait le récit.


Et pourtant, en dépit de tout le temps que ça m’a pris pour décrypter cette œuvre complexe, cela n’a nullement gâché mon appréciation de cette merveille filmique aux qualités innombrables, qui est une réussite à tous les niveaux.
Le seul défaut que je puisse trouver à ce film, c’est le fait qu’il est unique. Même son réalisateur n’a rien fait depuis ou avant qui soit dans le même style ou d’une telle qualité. C’est ainsi que depuis j’erre de par le monde, tel un zombie, recherchant en vain un équivalent à ce chef-d’œuvre trop méconnu.

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le 31 août 2013

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Wykydtron IV

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