En 1977, David Lynch décide d'entrer dans le cinéma avec un premier long-métrage : "Eraserhead". Ce film quasi-surréaliste posait les bases du cinéma et de l'univers Lynchien de manière assez radicale. Ce film était la naissance d'un univers envoûtant, dérangeant, étouffant et onirique. C'est alors qu'en 1980 se présente l'occasion de réaliser "Elephant Man". Mel Brooks séduit par "Eraserhead" décide de lui confier la réalisation de ce film directement inspiré de la vie de Joseph Merrick un britannique au corps difforme qui a vécu à la fin du XIX siècle.

"Elephant Man" débute par un plan sur un visage pur, immaculé et innocent. Un gros plan puis l'attaque d'un éléphant mise en image par Lynch comme un cauchemar malsain et dérangeant. Cette scène pose déjà le contraste du film, l'opposition entre l'innocence, la pureté et à l'inverse la cruauté et le Mal. On suit ensuite un chirurgien interprété par Anthony Hopkins se baladant dans le Londres victorien. Peu après,il découvre "la créature". Lynch réussit brillamment à suggérer en ne montrant "le monstre" que par bribes d'images, il a l'intelligence de jouer et de s'appuyer sur les expressions des différents protagonistes comme lors de la scène de présentation à d'autres scientifiques. Il joue avec la lumière et avec le rideau (objet qu'il affectionne particulièrement) afin de ne pas trop en montrer. Le cinéaste au contraire de ce que beaucoup auraient fait ne souhaite pas impressionner le spectateur, il ne filme jamais Merrick comme un monstre ou une créature spectaculaire, il le filme à hauteur d'homme. La première scène où l'on verra son visage sera filmé sans aucun effet de style, elle sera filmée avec retenue et un certain respect. Cela aurait été une grave erreur pour le cinéaste de tomber dans ce qu'il souhaite dénoncer,c'est-à-dire l'utilisation d'un homme à des fins spectaculaires et pécuniaires (ce que fait son propriétaire au début).

Lynch utilise également de manière très lucide ses personnages. Le Dr. Frederick Treves est celui qui sera le plus proche de nous,c'est un point d'ancrage pour le spectateur. Assez proche de nous dans sa curiosité et sa fascination pour le monstre, il est au départ avant tout intéressé par l'aspect purement scientifique de la créature, il la considère comme une découverte pour la science, il la dissèque, la décortique, l'analyse et la présente. Certes Treves est un homme doté d'une certaine sensibilité mais il n'est jamais présenté comme un bon samaritain, comme le sauveur. Cela reste un humain et il en a autant les failles que les qualités. Lynch s'applique avant tout à peindre des personnages humains et à révéler leur véritable nature en les confrontant à un homme différent. Mais le cinéaste peint avant tout une société humaine avec tout ce que ça implique, il ne reproche pas la curiosité,la peur ou même la cruauté, il prend le parti d'analyser l'homme dans sa complexité, il pose un regard lucide sur la nature humaine,mais ce n'est pas un regard méprisant ou hautain (oui Lars je pense à toi...) c'est simplement un regard lucide, vrai, sensible, mais jamais désespéré sur l'homme. C'est ainsi que Lynch présente différentes réactions, il sait et nous démontre à quel point l'homme est complexe, ambivalent et même incompréhensible.

Treves va petit à petit se nouer d'affection pour Merrick car il saura aller au-delà des préjugés, des apparences, de la simple façade et image que renvoie Merrick. Lynch démontre ici que seul le contact humain et l'ouverture d'esprit rapproche les êtres, que l'affection et l'amour des hommes ne dépendent pas de classes sociales ou d'aspects physiques. Plus tard dans le film, on retrouvera cet exemple d'ouverture d'esprit avec la comédienne. Des rencontres sont organisées entre des gens de la haute société et Merrick. Ces rencontres ne déboucheront au final sur peu de choses puisque que les invités adoptent tous un regard intrigué mais ne considère pas Merrick comme un homme, la comédienne elle portera un regard humain et empathique sur Merrick (elle ira même jusqu'à l'embrasser),c'est cette considération pour Merrick, cette ouverture à l'autre et à ses passions (le théâtre) qui touche Merrick et l'aide à s'accepter. Ce qui ressort également de ce drame poignant, c'est la proximité du film avec les autres grands films Lynchiens ("Fire Walk With Me", "Mulholland Drive") dans la thématique du Mal. Tout au long de son oeuvre, Lynch aura aborder le Mal sous toutes ses formes. Ici il le représente sous sa forme la plus humaine (loin du diable dans "Lost Highway" ou de Bob dans "Twin Peaks"), le Mal dans "Elephant Man" ronge les hommes et les poussent à commettre des actes affreux, cruels, que l'on pourraient qualifier d'inhumains même si au fond le Mal fait partie de l'homme qu'il soit enfouie ou non. Tous ces comportement sont ceux d'humains qui ne possèdent ni raison, ni empathie,ni humanité (finalement ce sont eux qui deviennent des bêtes) et qui se complaisent dans les vices et le rejet, ils refusent Merrick car ils ne comprennent pas, ne conçoivent pas la différence comme une part de l’humanité, ils la considèrent comme étrangère au monde (du moins au leur) alors qu'elle est la source et le fondement des sociétés humaines. Lynch dresse donc un constat cruel et noir sur l'homme mais jamais fataliste.

Mais "Elephant Man" c'est aussi un combat avec lui-même pour Merrick, un combat afin qu'il s'accepte lui-même en tant qu'être humain. Cela dépend avant tout du regard que porte les autres sur lui, son rôle de bête de foire, sa marginalité, sa non-intégration sont autant de facteurs qui pousse Merrick à refuser de s’intégrer, se refuser lui-même et donc refuser de vivre. Merrick ne devra son salut qu'à l'affection et à la considération que lui porteront certaines personnes, on remarque également toute l'importance pour l'homme du regard d'autrui qui est vital et essentiel. Merrick s'acceptera enfin pour ce qu'il est ("I am a human being ! I am a man !") , acceptera sa différence et comprendra enfin que la sensibilité, l'amour et la gratitude ne peuvent être affectés par le vice, la cruauté et le Mal.
Ainsi il n'aura plus peur de dormir comme un être humain et pourra trouver le repos éternel.

David Lynch signait donc avec ce second film un superbe drame intimiste. Filmé avec une très belle retenue dans un très beau N&B, Lynch y dressait un constat très noir sur l'intolérance et la cruauté des hommes.
Porté par de très belles performances d'acteurs, cette histoire d'homme et de bête sonnait comme l'un des plus beaux plaidoyers en faveur de la tolérance, plus que jamais d'actualité ce très beau film est encore aujourd'hui beaucoup plus fort et marquant que bien des discours sur le sujet...

Mon Lynch préféré.
Ma liste consacrée à ce grand cinéaste : http://www.senscritique.com/liste/David_Lynch/677210
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le 30 déc. 2014

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