En 1953-1954, Robert Aldrich conçoit ses premiers longs-métrages : deux produits bis, puis deux westerns remuant le genre (Bronco Apache et Vera Cruz) et le faisant apparaître comme un visionnaire. Bientôt, en raison de son trop grand besoin d'indépendance, Aldrich fera déchanter la faune hollywoodienne et connaîtra quelques conflits avec ses financeurs ; du point de vue académique il devient une sorte de sous-cinéaste classique, présent (et avec force éventuellement : Les douze salopards, succès record de la MGM en 1967) mais plus très bien identifié. En attendant ce temps-là (déjà en 1962 Baby Jane provoque l'animosité des professionnels), Aldrich est dans l'état de grâce, acclamé par la critique française et rarement entravé dans ses projets. Cette liberté se ressent sur Kiss Me Deadly, d'une excentricité radicale. La judicieuse classification en « film noir » ne saurait suffire à cerner un tel objet.


Dans ce cinquième opus, la clarté de la direction semble avoir peu d'intérêt pour Aldrich ; quand à l'intrigue, elle est vaguement tenue, car il faut bien nourrir la démonstration. En quatrième vitesse est loin d'être négligé, c'est même tout le contraire : toutes ses audaces formelles (les vues renversées par exemple, pour ce qui est quantifiable) lui font « égaler Welles » selon Les Cahiers du Cinéma à l'époque. Seulement la séance est pour le moins ardue, promettant des nouvelles visions encore remuantes, abondant en détails à apprécier. Aldrich étale la richesse de son monde, totalement éclaté, respectant sa propre cohérence au point d'en oublier des plus 'objectives'. Il fait écho au climat conspirationniste de l'époque, sans nommer ses peurs ni s'en remettre au discours, pas plus qu'il ne respecte sa source officielle (un roman policier de Mickey Spillane dont il est censé être l'adaptation). Il y a une ambiance de cauchemar sans psychologie garantie, anticipant Lynch par certains aspects – son Mulholland Drive s'ouvre de façon similaire.


Le contre-coup, c'est les litanies violentes sans préambule (la leçon de l'égarée en voiture, peu après sa crise de panique, est pour le moins impromptue), des relations sans sève et des incarnations dont l'anti-manichéisme peut flirter avec l'absurde. Le personnage principal est pas seulement un sale type, c'est surtout un homme à la personnalité évasive, aux élans creux, aussi sûrement que son autoritarisme est vigoureux (une espèce de Conformiste nihiliste mais sûr de lui). Par moments on s'approche d'un ennui anxieux à ses côtés, mais toujours quelque chose ou quelqu'un de plus théâtral ou urgent vient l'arracher à sa torpeur agressive et nous emporte avec. Le fil narratif est sans attrait, l'activisme des uns et des autres est volontiers hasardeux : on nage entre fantaisie et mouvements 'blancs'. Kiss Me Deadly est d'une artificialité éloquente : une aventure imprévisible, un bouillonnement paranoiaque, que toute quête d'unité dépassionne immédiatement, sans enlever son magnétisme. Insaisissable, frustrant, Kiss Me intrigue et séduit en procédant par éblouissement, jamais sur la base d'arguments lourds.


Selon une lecture linéaire et conventionnelle, il apparaît comme un « film noir » loupant le coche ; c'en est alors un 'dissident', superficiel et joueur. Décousu sans être illisible, féroce sans être polarisé, il peut constituer un excellent divertissement. Kiss Me Deadly est un écho du film noir (dont le 'testament' La Soif du Mal sortira bientôt, en 1958) une excroissance éventuellement, mais il ne saurait être un 'modèle' du genre (ni d'aucun autre), tout comme il ne saurait lui ouvrir une nouvelle voie. Au minimum c'est une belle démonstration, avec des méthodes spécifiques, un imaginaire unique se superposant sur des bases classiques, au point de les absoudre et presque faire voler ses codes avec ; les femmes fatales sont le dernier bastion clairement aligné, mais celui-là aussi est bien défiguré : Gaby Rodgers est la plus bizarre dans son rayon. Quand à Maxine Cooper (elle aussi peu connue), sa présence n'est pas celle d'une actrice, ce qui souligne encore son aspect remarquable.


https://zogarok.wordpress.com/2015/09/07/en-quatrieme-vitesse/

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le 7 sept. 2015

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