Un simple mot griffonné sur un papier. Le mot de passe pour entrer dans une soirée particulière. Fidélio. Pour un amateur de musique classique, ce mot, titre de l'unique opéra de Beethoven, n'est pas innocent. Mot ironique : dans l'opéra, Fidélio se déguise pour sauver son mari. Dans le film, Bill Harford se déguise pour assouvir ses passions et punir sa femme d'un vague fantasme.
Dès la première minute, Eyes Wide Shut plante le décor, sur le thème sexuel. Le film a une certaine réputation en la matière, et force est d'avouer que Kubrick sait manier les pulsions. Mais il le fait avec parcimonie et intelligence : ainsi, la scène la plus torride du film, à mon avis, n'est pas dénudée. Nicole Kidman, en sous-vêtements, certes, raconte son fantasme. On ne voit rien, mais c'est terrible. Par contre, de nombreuses fois, on voit de superbes jeunes femmes dénudées mais c'est filmé d'une manière telle que la sensualité est absente de ces scènes (merci à Kubrick de nous rappeler que nudité n'est pas forcément synonyme d'érotisme).
Par contre, le thème de l'assouvissement (ou non) de ses pulsions sexuelles est essentiel au film. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : un homme qui cherche une nuit entière (et une partie du lendemain, d'ailleurs) à se faire une jeune femme, bien foutue de préférence. Des pulsions qui l'entraînent loin dans le glauque : la scène de la morgue est quand même très limite... Et le pire, c'est que l'idiot n'y arrive même pas, malgré toutes celles qui se jettent dans ses bras !
La scène d'ouverture du film est un régal qui pose d'emblée l'ambiance. Alice (Kidman) flirte avec un bel et élégant inconnu qui lui raconte de belles choses tandis que Bill se fait ouvertement draguer par deux sirènes qui veulent l'emmener "au-delà de l'arc-en-ciel". Chacun des deux accepte sans hésiter ce jeu de séduction avec des étrangers, et la question du couple se pose assez vite. La question se répercutera sur tout le film et lui donnera son aspect pessimiste : la fidélité absolue est-elle possible ? Et, pour aller plus loin, la notion de couple mérite-t-elle d'exister ?
J'ai parfois l'impression que tout le film est tendu vers une scène, une image : celle où Nicole Kidman dort tranquillement à côté d'un masque vénitien. Image lourde de symboles : le masque est superbe, certes, mais peut-elle dire ce qu'il cache ?

Cette scène d'ouverture ne se limite pas à cela. Il y a aussi l'aventure de Mandy, jeune femme qui risque de mourir d'une overdose. Et le thème de la mort qui apparaît, indissociablement lié à celui du sexe. On ne va pas refaire le coup d'Eros et tanathos, mais pourtant il y a quelque chose comme ça quelque part. Et l'union de ces deux thèmes trouve son sommet lors de la sublime scène du château (scène tellement belle qu'à elle seule, elle justifie de voir et revoir le film). Drôle de cérémonie éro-ésotérique dans une bâtisse baroque, où des demoiselles en strings se livrent à des hommes masqués et inquiétants, sous les yeux d'un maître de cérémonie en rouge, portant bâton et encensoir (avec, en fond sonore, un son qui semble provenir d'un rituel religieux païen de la nuit des temps).
Le film baigne constamment dans une ambiance mortifère où les scènes glauques s'enchaînent. Le vendeur de costumes qui prostitue sa fille, la séropositivité de Domino, Harford agressé dans la rue par une bande d'idiots bourrés...
A moins que rien de tout cela ne soit réel. Eyes Wide Shut est l'adaptation d'une nouvelle de Schnitzler qui s'intitule La Nouvelle Rêvée. Et le film est réalisé d'une manière telle que rien ne semble réel. Le soin particulier accordé aux lumières est d'une grande importance : le film baigne dans une ambiance brumeuse, une sorte de sfumato qui favorise une atmosphère onirique. Certaines répliques, certaines situations semblent tellement irréelles qu'elles renforcent encore cette impression. Et la conclusion de Kidman ajoute une touche finale à cette ambiance.

Et comme un rêve, Eyes Wide Shut est un film faussement simple. Il a l'air évident mais il est loin de l'être. Sa réalisation a l'air très simple, mais ce n'est pas le cas. La construction du film est remarquable : après une scène d'introduction, le film est construit autour de trois dialogues entre Harford et sa femme. D'abord elle lui avoue un fantasme, ce qui va entraîner sa dérive nocturne, puis elle lui raconte un rêve bouleversant (d'autant plus troublant que c'est précisément ce que son mari a vécu), ce qui va aboutir à un autre vagabondage, plus dangereux celui-là. Et enfin le dialogue final, où on accepte de fermer les yeux sur la possible infidélité de son conjoint. le couple est sauvé au prix de la naïveté feinte.
Le titre Eyes Wide Shut peut alors avoir deux signification : soit les yeux sont fermés parce qu'on dort et que tout est un rêve, soit ils sont fermés parce qu'on refuse de voir la réalité, parce qu'il est plus reposant de fermer les yeux, et parce que la survie d'un couple est à ce prix.
Les deux errances de Harford se répondent en une série d'échos inquiétants. Sauf que, dans la lumière diurne, le docteur ne retrouve rien de ce qu'il a vécu dans les ténèbres nocturnes. Son ami pianiste, Domino la prostituée, le vendeur de costumes, le château, Mandy, tout est différent à la lumière. Sauf l'impression d'un rêve terrible dont on ne peut sortir.
L'air de rien, ce film est remarquable sur tous les points. Amplement sous-estimé, Eyes Wide Shut est peut-être (sûrement, dirais-je personnellement) le meilleur Kubrick. Celui où son génie se fait le plus discret. Il est facile de passer à côté de ce film, de ne pas en voir la profondeur ni la maîtrise. La réalisation de Kubrick est moins tape-à-l'oeil, c'est pour ça qu'elle est meilleure.
(et puisqu'il semble être à la mode de donner des explications fantaisistes, voire délirantes, aux films du cinéaste, ce film se prête à merveille à ce genre d'exercice)

Allez, juste pour l'ambiance : http://www.youtube.com/watch?v=hV_qPnsYIaA

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le 21 déc. 2013

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SanFelice

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