Je suis assez tenté de rapprocher cette nouvelle adaptation –libre- de Faust du dernier opus de Lech Majewski, Bruegel, le moulin et la croix, pour moi l'un des joyaux de l'année dernière. J'y ai retrouvé la même radicalité, les mêmes qualités picturales. Ceux qui me font l'amitié de lire mes chroniques savent sans doute à quel point ce dernier aspect est important pour moi. Que ce film m'ait séduit leur semblera donc naturel...

Les influences sont ici nombreuses et variées. On peut ainsi percevoir dans la scène de dissection introductive celle de la peinture hollandaise, et notamment de deux tableaux de Rembrandt : la Leçon d'anatomie du docteur Nicolaes Tulp et Le bœuf écorché. Il y a dans cette séquence la même viscéralité frontale et expressionniste que dans cette dernière toile, une vanité figurant la carcasse d'un bœuf exposée comme un Christ crucifié.

On relève également une parenté évidente avec l'œuvre de Courbet, lors de l'inhumation de Valentin, tout d'abord, qui rappelle Un enterrement à Ornans (doublé d'un clin d'œil à Bruegel, avec le moulin à vent situé tout au fond de l'image), puis lorsque Faust contemple la nudité de la jeune femme, un plan inspiré de L'origine du monde.

L'ascension finale de Faust et Mauricius, dans un chaos pétrifié aux formes tourmentées et aux forces indomptées, fait de roches et de geysers chthoniens, évoque le romantisme d'un Caspar David Friedrich (La mer de glaces, par exemple). Cette descente aux Enfers inversée –traditionnellement, le motif de la montagne exprime en effet plutôt l'élévation spirituelle- est d'une puissance visuelle stupéfiante. Bien plus, sans doute, que si le réalisateur russe avait montré, plus classiquement, un monde souterrain. Dans cet état encore incertain entre le bien, auquel il s'apprête à renoncer, et le mal, vers lequel il se précipite, Faust est alors suspendu [...] entre deux gouffres. Derrière lui, devant lui, tout est ténèbres. A peine aperçoit-il quelques fantômes qui, remontant du fond des deux abîmes, surnagent un instant à leur surface (Le génie du Christianisme, Chateaubriand).

Quand à la représentation des corps, on ne peut que songer aux photographies -aussi fascinantes que dérangeantes- de Joel-Peter Witkin, auquel la Bibliothèque national de France vient de consacrer une exposition. La difformité baroque de Mauricius, l'étrangeté de la scène de la femme accouchant d'un œuf (une allusion à L'empire des sens d'Ōshima ?), font écho à la singularité de l'univers de cet artiste dont la recherche plastique sur le vertige charnel, la cruauté, la peur, la mort, le divin passe par la mise en image d'êtres aux corps endommagés ou mutilés, aux anatomies cabossées.

Les œuvres qui ont inspiré Faust ont toutes été rejetées en leur temps, pour leur supposé mauvais goût -on surnomma ainsi Courbet le Watteau du laid (Théophile Gauthier)- ou l'incompréhension qu'elles ont suscitée (La mer de glace ne trouva aucun amateur du vivant de son auteur). Si personne ne nie la beauté du film de Sokourov (prétendre le contraire serait de la pure mauvaise foi...), nombre de commentateurs lui reprochent son radicalisme expérimental. C'est précisément cette transgression formelle et thématique qui m'a séduit...

Les qualités picturales de Faust vont cependant bien au-delà de simples citations. Elles résultent surtout de la partition chromatique élaborée par Sokourov et son chef opérateur, Bruno Delbonnel, déjà auteur cette année de la photographie de Dark shadows (et que l'on retrouvera à l'affiche du prochain film des frères Cohen, Inside Llewyn Davis). Un article des Cahiers du cinéma (juin 2012) dévoile quelques-uns des secrets de l'étalonnage de Faust, en particulier grâce à la reproduction de documents de travail du cinéaste, des planches aquarellées précisant les nuances de couleurs qu'il souhaitait obtenir. Cette technique donne un aspect très délavé, presque fané, à l'image. Il faudrait pouvoir reprendre chaque plan de ce film pour saisir toute la subtilité de sa composition, qui rend visuellement bien compte de l'état de décomposition du monde cloacal dans lequel vit Faust.

Selon Sokourov, Faust s'intègre dans un cycle comprenant Moloch (1999), Taurus (2001) et Le soleil (2005), consacré aux grandes figures totalitaires du XXème siècle (respectivement Hitler, Lénine et Hirohito). Pour certains, il le conclut ; pour d'autres, il l'initie. Pour ma part, je le vois davantage comme une synthèse des trois premiers volets. Il leur confère une cohérence esthétique et thématique, faisant de l'ensemble une tétralogie -Wagner n'est pas loin...- sur l'origine du mal et la fin du monde. Ma vision n'est peut-être pas complètement inepte, le réalisateur expliquant dans le dossier de presse : Je voudrais que la tétralogie ne soit pas une suite linéaire mais un cercle. Une fois la boucle bouclée, ce cercle connectera des personnages et des moments historiques très éloignés. Un cercle... Encore une référence à l'auteur de Parsifal (L'anneau du Nibelung).

Avec Faust, Alexandre Sokourov nous livre un poème onirique d'une beauté plastique sidérante, à condition de s'y abandonner. Je conviens volontiers que c'est un peu inconfortable d'être bousculé dans ses habitudes. Il peut en résulter un certain malaise. Nénamoins, cela permet aussi de réveiller un peu des sens chloroformés par le formatage torpide du cinéma mainstream. On ne va pas s'en plaindre...
ChristopheL1
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le 5 juil. 2012

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ChristopheL1

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