Il faut, évidemment, se préparer à l’épreuve, encore qu’Alexandre Sokourov reste un artiste du sérail (cinéma d’auteur puissance mille adoubé par une critique à tendances intellectuelles) un peu plus "accessible", un peu plus engageant, par exemple, que Béla Tarr ou Théo Angelopoulos. Son cinéma, tout poétique, tout déroutant, tout sensitif qu’il soit, est un cinéma de tous les états : l’éblouissement (L’arche russe), l’apaisement (Mère et fils, Père et fils), le dessèchement (Moloch, Taurus), le doute, le voyage et la folie. Sa manière à lui de façonner, de sublimer l’image (déformations mouvantes, couleurs fantomatiques, cadres inspirés…), si unique et si particulière, le place au-delà de la simple figure du metteur en scène, à l’instar d’un David Lynch, d’un Wojciech Has ou d’un Philippe Grandrieux, magiciens, alchimistes triturant eux aussi les matières invisibles, puissamment organiques du plan cinématographique.

Sokourov s’empare librement du célèbre récit de Goethe et, venant après le Faust de Friedrich Wilhelm Murnau, de Jan Svankmajer ou même de Brian de Palma (ce fut le flamboyant Phantom of the Paradise), propose un récit dense où Faust, savant questionnant (ou cherchant à s’en approcher) les mystères d’une humanité moribonde, devise longuement avec Méphistosélès (dont l’apparence est celle d’un usurier, Mauritius, cabotin et difforme fait de chairs flasques et dont le sexe, sortant de sa croupe, est celui d’un enfant) sur la science, la foi, Dieu et l’amour. On suit les deux figures maudites dans leur balade métaphysique à travers différents points géographiques (le lavoir/hammam, l’église, la taverne, la forêt…) où chaque rencontre, chaque événement confrontent Faust, déjà voué aux ténèbres, à son propre et éminent oubli.

Le Faust de Sokourov est une œuvre de dialogues, d’incantations, de pensées et d’apartés, qui noient le film dans une certaine monotonie, et plus souvent qu’ils ne le révèlent, qu’ils ne le portent absolument. C’est un film de et en mouvements, film de bruits, de paroles, de cris, de bruissements, de musiques incessantes (il existe de rares moments "calmes" dans Faust). Le film est foisonnant dans chacune de ses scènes (réalisation élégante, montage vif), mais manque de rythme dans son ensemble (la première heure semble démesurée, interminable). Esthétiquement, c’est bien sûr une merveille ; Sokourov, réputé pour son génie pictural, compose de véritables tableaux vivants largement influencés par Bruegel, Bosch, Rembrandt et plusieurs peintres romantiques allemands (Caspar David Friedrich, Caspar Wolf, Jacob Philipp Hackert…).

Épaulé par Benoît Delbonnel à la photographie, Sokourov donne à son film une teinte passée (verts, bruns, gris, marrons, noirs : les gammes se diffusent, les couleurs se fanent), une saveur douceâtre de décomposition, de malédiction éternelle, de société en plein chaos. Du ciel aux Enfers, le Mal semble infini, inscrit dans "l’abîme du temps" ; les intérieurs prennent l’allure de tombeaux ou d’une chambre de tortures, les cœurs et les viscères sont attrapés à pleines mains, les corps sont disséqués, lépreux, tentés, éprouvés, flétris, réduits parfois à un Homunculus dans une fiole qui finit par se briser, tandis que les âmes se perdent dans le vin ou sous des eaux très sombres (scène superbe du lac). Faust est une luxuriance de tous les instants, mais figée quelquefois, réduite dans sa beauté aventureuse par trop de tergiversations, trop d’éloquence peut-être.

Les trente dernières minutes, en revanche, sont éblouissantes. Faust finit, de son sang, par signer un pacte avec Mauritius, étreint Marguerite une dernière fois puis se retrouve, ébahi, face à son con broussailleux (image primitive renvoyant au sexe masculin de la première séquence) comme une origine du monde (in)explorée, monde duquel Faust sera banni, et sa peau est lisse comme de la cire qu’il caresse doucement, admirant. Enfin, lui et Mauritius partent loin hors de la ville, rencontrent des damnés au bord d’une rivière (le Styx probablement), gravissent une terre de rochers, de lave et de geyser qui crache, enfer bouillonnant qui se donne à Faust jusqu’à une étendue de glace, et prêt à s’y perdre ou à le conquérir une fois ce diable sans sabot, encore ricanant, enseveli sous quelques pierres noires. Incroyable final surgit, arraché des esprits, où la fin du monde prend des allures de furieuse cosmogonie, de messe tellurique sous la nef de perspectives tourmentées.
mymp
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le 19 sept. 2012

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