Très librement adapté du "Faust" de Goethe, le film éponyme de Sokourov, primé à la Mostra de Venise en 2011, n’a qu’un rapport très éloigné avec le roman dont il s’inspire. Il faut dire que le réalisateur russe (qui a tourné ici entièrement en allemand) a voulu placer son œuvre dans la tétralogie qu’il avait commencé précédemment et au cours de laquelle il avait traité les personnages de Lénine, de Hitler et de Hiro-Hito. Faust ne soigne plus les malades de la peste, il n’est plus l’objet d’un pari entre Dieu et le démon, il n’est plus un vieil homme qui recouvre la jeunesse et son existence finit d’une tout autre manière. Le premier plan donne le ton, avec une plongée panoramique visuellement impressionnante allant du ciel jusqu’à la ville et remplaçant le fameux prologue du texte dans lequel se disputaient le Bien et le Mal. Ici plus de dispute car le ciel est vide, et cette absence est révélatrice. Sokourov entoure son héros de personnages absents du livre de Faust, de son père, médecin aux méthodes musclées, à sa gouvernante, en passant par son assistant Wagner, jeune illuminé obsédé par la question de l’existence de l’âme. Faust a des problèmes d’argent, c’est ce qui l’amène à rencontrer Mauricius, un prêteur sur gages, qui n’est autre que le diable (judicieuse redéfinition professionnelle du Mal incarné !), qui va désormais le suivre dans ses pérégrinations en lui prodiguant pouvoirs divers et mauvais conseils. Ce démon aux traits tirés, au faciès simiesque et aux cheveux filasses, à la démarche dégingandée et au corps difforme, est un être bien singulier : il boit la ciguë comme du petit lait, défèque dans les églises et tente d’échapper à une mystérieuse dame en noir, une « vieille amie » qui le suit en chantonnant, s’ingérant dans les conversations particulières et tentant de le ramener à elle. « L’esprit de refus survivra à ce monde ! » professe-t-il à Faust.

Etonnant duo que ce Faust aux airs de Harrison Ford et ce Méphisto à la dégaine de Klaus Kinski ! Leur chemin croise, lors d’une balade au lavoir, celui de la belle Margarette, moins ingénue que la Gretchen de l’adaptation de Murnau mais fort séduisante et pour laquelle Faust finira par vendre son âme. Le jeu de cette actrice a quelque chose d’effacé, de très sobre, et pourtant elle nous offre un plan véritablement bouleversant qui, cette fois, doit moins à la technique et au travail de l’image (point fort de Sokourov) qu’à sa simple interprétation : debout au cimetière devant la fosse où l’on vient d’enterrer son frère, elle frôle la main de Faust (qui n’est autre que l’assassin du cher disparu) et lui jette un regard dont on ne sait trop s’il tient de la panique, du désir ou d’une énigmatique cruauté, esquissant un mouvement des lèvres indéfinissable qui plonge soudain le spectateur dans un abîme de sentiments contradictoires ! Un plan cinématographique, comme un tableau, est bien sûr impossible à décrire fidèlement, je me contente donc de le signaler à l’attention de ceux qui iraient voir ce film afin qu’ils ne ratent pas, par distraction, ces quelques secondes qui sont à mettre au rang des grandes réussites formelles du genre.

Sokourov, en effet, est peut-être d’abord et avant tout un esthète. On perçoit chez lui ce qu’il doit à son maître Tarkovsky mais il en fait quelque chose de plus capiteux, de plus décoratif pourrait-on dire. Le XIXème qu’il nous présente (on le devine entre autres aux costumes) a quelque chose de médiéval, d’anachronique, il nous promène dans les ruelles tortueuses du bourg, passant sans cesse des brumes à une belle lumière d’automne. On pense à Vermeer, à Bruegel même, tant ces deux influences picturales paraissent s’imposer. Présentant son film dans un étrange format carré, adepte des filtres et des distorsions (peut-être trop à mon sens), il présente toujours ses personnages en proie à des difficultés à se mouvoir, à occuper l’espace. Les intérieurs sont exigus, les plafonds bas, les dos se courbent sous les mansardes tandis qu’à l’extérieur, on se bouscule sans cesse et parfois sans raison apparente, on se contourne, on tente de s’éviter sans y parvenir – comme dans cette scène où les deux personnages se retrouvent congestionnés dans un tunnel sous lequel se croisent un cortège funéraire et des transporteurs de cochons… Les animaux, il est vrai, sont partout : on voit des cigognes dans les rues, des chats dans les maisons, des lapins dans les églises, et même… des singes sur la lune, observés par le télescope de Faust !

La fin du film est peut-être visuellement la partie plus saisissante. Faust a franchi le pas irrémédiable, il a signé de son sang un pacte avec le diable et durant une nuit il aura le pouvoir de posséder Margarette, ensuite de quoi… Ce n’est pas la scène d’amour en elle-même qui subjugue (notamment un long plan rapproché sur le sexe de l’amante) mais celle qui la suit directement et qui nous fait comprendre qu’on est passé dans une autre dimension. Une aube grise s’est levée sur la chambre de la jeune fille, Faust se rhabille péniblement et le décor qui l’entoure lui donne une impression de suspension, de fixité, quelque chose de glacial, hors du temps. Des chats rôdent dans la pièce, des êtres aux masques inexpressifs guettent à la fenêtre, le silence a quelque chose de sépulcral. Difficile de savoir si c’est une image de la mort que Sokourov a voulu illustrer dans cette scène ou s’il s’agit plutôt – je serais tenté de le penser – d’une image de la damnation, conséquence du terrible pacte. Il y a une poésie cauchemardesque dans ces quelques minutes, quelque chose d’archaïque, d’indicible qui en fait, là encore, une réussite esthétique, un tableau troublant au plus haut point.

Quelles que soient les qualités qu’on puisse attribuer à ce film, une chose est néanmoins certaine : il n’atteint pas au sublime de l’adaptation de Murnau, laquelle reste décidément indépassable. On ne trouve chez Sokourov ni l’onirisme ni ce romantisme très germanique qui font tout le charme du "Faust" expressionniste (les danses d’enfants dans les vergers, les voyages en tapis volant, la lumière aux carreaux et le blizzard dans la rue, l’irrésistible Gretchen aux longues tresses blondes…). Mais ce n’est pas faire offense à un cinéaste, aussi talentueux soit-il, que de dire qu’il demeure au-dessous de Murnau !
David_L_Epée
7
Écrit par

Créée

le 17 mai 2014

Critique lue 402 fois

1 j'aime

David_L_Epée

Écrit par

Critique lue 402 fois

1

D'autres avis sur Faust

Faust
BiFiBi
5

Faust and Furious

La légende de Faust - l'histoire d'un homme de science qui fait un marché avec Méphistophélès, échangeant son âme éternelle contre un ensemble d'expériences magiques, sexe et vol dans le ciel inclus...

le 12 mai 2012

34 j'aime

5

Faust
Kenshin
8

Isolda Dychauk, je rampe à vos pieds. oh oui!

Alors j'avais pas toutes les clés, mais j'ai quand même décidé de forcer la porte. Il n'y a pas de raison (pour que vive la musique au fond) pour que je reste sur le pallier alors que j'avais envie...

le 2 juil. 2012

25 j'aime

5

Faust
Chaosmos
9

Tableaux intramondains

Après avoir saisi trois des plus grandes figures historiques du XXème siècle dans leurs inévitables chutes, Sokourov s'attaque à un mythe pour conclure sa « tétralogie du pouvoir » et plus de douze...

le 6 avr. 2017

22 j'aime

19

Du même critique

La Chambre interdite
David_L_Epée
9

Du film rêvé au rêve filmé

Dans un récent ouvrage (Les théories du cinéma depuis 1945, Armand Colin, 2015), Francesco Casetti expliquait qu’un film, en soi, était une création très proche d’un rêve : même caractère visuel,...

le 20 oct. 2015

32 j'aime

Les Filles au Moyen Âge
David_L_Epée
8

Au temps des saintes, des princesses et des sorcières

Le deuxième long métrage d’Hubert Viel apparaît à la croisée de tant de chemins différents qu’il en devient tout bonnement inclassable. Et pourtant, la richesse et l’éclectisme des influences...

le 6 janv. 2016

19 j'aime

1

I Am Not a Witch
David_L_Epée
6

La petite sorcière embobinée

Il est difficile pour un Occidental de réaliser un film critique sur les structures traditionnelles des sociétés africaines sans qu’on le soupçonne aussitôt de velléités néocolonialistes. Aussi, la...

le 24 août 2017

14 j'aime