La terre était informe et vide...

Hier sur NRJ 12, c’était la Grande Scène de Heat. La scène du tunnel, où Neil (Robert De Niro), qui a tout réussi, après deux heures de trahisons, de flics pugnaces, d’ennemis implacables, et d’alliés éliminés, à garder néanmoins l’argent de son hold-up, à sauver une partie de son gang, et même à convaincre sa belle (Amy Brenneman) de partir avec lui en Nouvelle-Zélande pour oublier tout ça et bâtir une nouvelle vie. Le bonheur, enfin. La paix. Mais Neil va, contre toute attente, retarder son départ pour se venger. Un choix fatal qui va se terminer en tragédie. Car la définition de la tragédie, c’est bien quand le héros agit – en toute irrationalité – contre son intérêt.


C’est sublimement filmé. Neil est dans sa voiture. Il roule dans un océan de lumières qui s’appelle Los Angeles. Neil appelle une dernière fois son mentor (Jon Voight) qui lui confirme que tout est bien qui finit bien ; un avion l’attend, il est dans les temps « So, so long, brother. You take it easy. You’re home free ». Mais qui lui dit aussi, parce que c’est le code de l’honneur du Milieu, qui lui dit que l’objet de sa vengeance, le néonazi Waingro, le traitre qui a planté le gang depuis le début, est à l’hôtel Marquis, pas loin de l’Aéroport. Il lui dit parce qu’il serait impardonnable que cela ne soit pas dit. Mais bien sûr, ajoute-t-il, c’est trop tard. Oui, dit Neil, c’est trop tard. Il raccroche. Il sourit.


Ce moment-là, Michael ne le filme pas n’importe comment, il le filme de manière irréelle. Magique. Parce que ce moment-là, c’est le destin. Le moment où la vie bascule. La voiture entre dans un tunnel éclairé d’une lumière blanche, sépulcrale, intense. Puis on passe au bleu, qui est la couleur de Heat. De Niro sourit, Brenneman sourit. Et le sourire de De Niro se fige. Les spectateurs ont déjà compris ; il va faire demi-tour, se venger, parce que la vengeance est inéluctable, elle est dans les gènes du personnage depuis le début. Et évidemment mourir. La tragédie à l’état pur.


Pourquoi est-ce la Grande Scène ? Parce que si une grande scène définit un film ou un série, alors cette scène-là définit évidemment Heat, la grande tragédie grecque de Michael Mann. Ou plutôt un ensemble de tragédies grecques entrecroisées.


L’affrontement d’un gangster gentleman (De Niro) et d’un flic voyou (Al Pacino), la désespérance d’une gamine suicidaire (Natalie Portman) en quête d’un père de substitution (Pacino, encore), des couples qui se déchirent (Pacino/Venora ou Kilmer/Judd), la lutte implacable entre les voyous qui ont un code de l’honneur (la bande Neil) et ceux qui n’en ont pas (les autres).


Le génie de Michael Mann est bien sûr de mélanger tout cela, à l’instar de ce dernier acte où le réalisateur lie la tragédie de la belle fille de Vincent Hanna (Natalie Portman), et celle Neil, incapable de résister à l’appel de la vengeance.


Don’t tell. Show. Si quelqu’un sait faire cela, c’est bien le Michael Mann de Heat, qui, non content de déclamer la plus belle ode qui soit à Los Angeles, utilise toute la force du symbole pour raconter son histoire. Exemple parmi d’autres : De Niro chez lui, dans son appartement trop grand, qui regarde la tempête à l’extérieur, métaphore de la tempête intérieure qui l’habite. Ou encore la dernière scène des amoureux maudits (Chris/Charlene) où, d’un simple geste de la main, Ashley Judd (dans son plus beau rôle) quitte l’amour de sa vie, mais lui sauve la sienne.


C’est ça le cinéma. Un cinéma sans dialogue, la pure expression de l’image, de la musique, des visages des acteurs, des métaphores et des symboles. Quand, dans le dernier plan, De Niro mourant tend la main pour que Pacino y mette la sienne, c’est le Dieu et l’Adam de la Chapelle Sixtine. Et il devient évident que doit alors retentir le God Moving Over The Face Of The Waters de Moby. Qui est aussi le deuxième verset de la Genèse *


Dès cette image, Heat devint un classique.


*« La terre était informe et vide: Il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. »
Genèse 1.2


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ludovico
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le 19 oct. 2016

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