Pour une poignée de regards, Leone dépoussière le temps, l’imprègne de sa musicalité mélancolique, magnifiant un Duel au soleil de la décadence stimulante de ses "gueules" saillantes. La sueur ruisselle, les regards fusillent, un ballet mortuaire se joue devant la porte du paradis.


Au silence infiniment désertique succède une faucheuse chimérique, emportée par l’inexorable requiem d’une vengeance mutique. Les notes se font lourdes, grinçantes, attendues à l’image d’une mort imprévisible et paradoxalement conjecturée. Une gare délabrée, des gueules cassés, une goutte d’eau, des portes mal huilées, une girouette, une mouche racoleuse,… l’ouverture frappe l’inconscient de son génie aphasique. Tout s’enchaîne, l’attente diffuse sa fureur authentique. Waiting. Un train émerge du cadre. Avec lui, la mort transcende l’espace, les sons s’évanouissent dans le vent, Blowin’ in the wind dirait Bob Dylan. Les regards fusionnent, les sourcils flanchent, la main cherche un appui extérieur. La foudre s’abat à la faveur d’un Harmonica. Leone donne le ton. Un western ? Non, une épopée néoréaliste, un High Noon crasseux et carnassier, la dissection d’un genre aussi vaste que les plaines d’Arizona.


Once upon a time in the West incarne la beauté perdue du cinéma, l’inévitable alchimie d’une œuvre avec son spectateur. Sergio Leone, cinéaste talentueux, poète contemplateur, prophète dans l’arène de la vie, Rimbaud des images, autant de casquettes que de sang dans le corps humain (Convertissez-vous donc au Leonisme !). Leone accumule les acmés épiques à en faire rougir John Ford. Loin du romantisme Fordien et d’une caméra fixe écarquillée par les amours éternels et les chutes de titans, Leone retourne le western de son lyrisme pervers et de sa cruauté magnifiée. Dans la fuite des nuages, par des panoramiques d’une beauté sauvage, les vestes flottent dans le vent, soufflent la poussière de leur ombre répulsive. Le silence règne à Sweetwater, le désert rouge s’empare de l’innocence, les gros plans accaparent l’enfant immobile devant l’impossible imminence de sa mort. Frank, un sourire sadique, un regard plongeant, tueur d’enfants lui-même esclave d’un âge de cristal, l’homme des vallées perdues secoue d’impétuosité. L’arrivée d’Henry Fonda est fracassante : humaniste aux yeux bleus clairs, emblème d’une Amérique victorieuse, le voilà à endosser l’abject incarné ; d’un mouvement circulaire de caméra, Fonda apparaît, glacial, un contraste saisissant à la hauteur de la portée symbolique de ce rôle.


Toucher au sublime, Leone nous le promet. Son ambition s’engouffre en nous telle une balle hors de son revolver. Le temps d’un travelling arrière sur le quai d’une gare, Leone capte toute l’intensité que peut procurer le cinéma, une sorte d’apogée émotionnelle dans une œuvre déjà irréellement sensationnelle. Claudia Cardinale, beauté incarnée, s’abandonne au gré d’un vent porteur de renouveau, avançant vers des contrées inconnues, d’un regard affectueusement désenchanté à une ville foisonnante de modernité : seule la voix d’Edda Dell’Orso berce son avancée, élévation de la caméra, élévation de la voix, érection émotive d’un phantasme naissant. D’une myriade d’onirismes voilés, Jill se mue en Noodles, abusée par les mêmes désillusions mélancoliques qu’Il était une fois en Amérique.


Notre cœur vacille sous la symphonie épique de Morricone. Mais par quels démons angéliques peut-il être habité ? Cette musique, envolée lyrique reflet d’une image emphatique, s’incruste dans l’être, réflecteur de l’âme celée dans la psyché de chaque. Musique et mouvement sont indissociables. Une musique souvent omniprésente mais au rôle bien défini. L’entrée en scène de ces bons, brutes et truands entrelace des mélodies distinctes, sollicitant la reconnaissance presque aveugle de ces caractères singuliers. Cheyenne, Jill, l’Harmonica, tous s’affirment par la musicalité de l’image.


Tout visage est un paysage choisi dirait Leone, non seulement pour sa capacité à véhiculer des émotions pures, mais aussi pour transposer un vécu dissipé dans le relief d’une peau lacérée, poussiéreuse. Les yeux, emblèmes de l’introspection, hypnotisent de leur empreinte impénétrable, complexe, et élèvent la tension à la clarté d’une pupille fixe. Les répliques, quant à elles cinglantes et percutantes, fusent (on ne parle pas pour rien dire chez Leone), interpellent, marquant à jamais le cinéma de leur empreinte indélébile. Mais, une fois de plus, la brillante idée de Leone est de jouer sur l’inhabituel, l’insensé. La scène d’ouverture, à elle seule, exprime la rupture avec ses œuvres précédentes, d’un rythme effréné à une fresque modérée, une entité.


Par son apparition presque providentielle et fantomatique, L’harmonica se mythifie, habité par un Charles Bronson indéchiffrable, d’une passivité à toute épreuve, tourmenté par une silhouette vaporeuse, chimère d’un passé ineffaçable. Jill, la putain au cœur d’or, transcende l’austérité masculine de son éclat invétéré, nous entraînant dans la profondeur d’un regard charbonné, une Scarlett O’Hara à l’épilogue de Gone with the Wind, forte et déterminée à tout rebâtir. Cheyenne, lui, ténor de la gâchette, empoche notre attachement, éternel complice d’une irrésistible sympathie. Leur destinée se croise l’espace d’un conflit commun, jusqu’au crépuscule des hommes, éternels conquérants, justiciers, arpentant l’Ouest en quête d’une contingence idéalisée.


Mais c’est dans son dénouement que l’intensité est à son comble. Le flashback s’éclaircit dans la vision en close-up d’un Bronson froissé par les vestiges d’une arche fatale. Fonda s’avance, ralenti oblige, dans cette réminiscence, tortionnaire accablant d’une corde la fraternité et d’un harmonica-témoin les stigmates d’un calvaire. Something to do with death. Tout s’articule autour de la musique, l’affrontement se fait attendre, les hommes s’interrogent, chancellent dans un duel circulaire. Un dernier tango pour la dernière race d’homme. Les frissons montent. Les mouvements se font fluides, puissantes sont les images. Les plans s’enchaînent à la vitesse d’une mort terrassante. Le temps se suspend pour côtoyer les cieux. Tout s’emboîte. Frank mord la poussière, entraînant dans sa chute les legs du passé. Dans son ultime souffle de vie, l’Harmonica épouse la circonférence de ses lèvres. La clairvoyance l’achève. La violence succombe à la culture, l’Ouest n’est plus qu’un souvenir parmi tant d’autres, et la femme renaît dans sa postérité.


Ecrire sur Il était une fois dans l’Ouest, c’est un duel avec soi-même dans le but de retranscrire le plus fidèlement possible la beauté de ces fragments contemplatifs, quelque chose d’impossible à extérioriser hors de son cadre. Le virtuose a réussi son coup, net et durable. Par la mélancolie de l’objectif, Leone arrête le temps, immortalise un monde qui s’efface à mesure que le soleil se couche, où les hommes, les vrais, s’éclipsent dans l’ombre de l’impitoyable progrès. Puis le temps passe, les souvenirs restent intacts, le petit fugitif s’évade dans la nostalgie d’une œuvre au succès éternel, s’engouffre dans les yeux élégiaques de Bronson et de sa légendaire vendetta…


Le fantasme d’un gosse…

blacktide
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le 17 avr. 2016

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blacktide

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