Rome ville ouverte, version polonaise dépressive

Les premiers films du réalisateur polonais Andrzej Wajda sont centrés sur la seconde guerre mondiale et les résistants. Le second, Kanal (Ils aimaient la vie en VF), sorti entre Génération/Pokolenie (avec Polanski) et Popiol I Diament, se situe pendant l'insurrection de Varsovie (août-octobre 1944). La première moitié du film présente présente une ribambelle de personnages livrés aux projectiles allemands ; la seconde suit cette troupe dans les égouts et la démence. La voix-off prévient en ouverture : « regardez-les attentivement, ils vivent leurs dernières heures ».


Contrairement à Génération qui employait de nombreux détours, Ils aimaient la vie est franchement désespéré. Le récit avance méthodiquement vers la déconfiture. Les protagonistes se consument à force de contradictions internes : leur forte volonté et leur combativité ne font qu'apaiser la conscience, jusqu'à ce que leur impuissance soit rappelée dans les faits. Ce sont des petits soldats au cheminement tragique mais sans gloire. Double peine : les contingences interdisent l’héroïsme, la lâcheté ne paie même pas. L'optimisme communiste est loin. Le film aussi est pris entre plusieurs orientations (lourd et maniéré, rugueux mais poseur à fond), au point de flouer en apparence un certain génie : dévouée à la présentation d'un large panel, la première partie est riche dans ses dialogues, ses données factuelles sur les instruments de bataille et ses catalogages de points de vue, mais tend au fatras superficiel par son exposé des caractères et des petites intrigues.


Le mouvement perpétuel et la perspective de la fuite permettent d'éviter l'engourdissement ; la seconde moitié, dans le labyrinthe, communiquera une ''ivresse'' sombre. Comme Cendres qui suivra, Kanal met en scène une décrépitude auto-centrée, chacun à un endroit distinct. Dans les deux cas, les ennemis objectifs, les assaillants étrangers, sont à l'écart (on ne voit jamais les allemands distinctement, mais on entend leurs balles) ; l'ennemi est intérieur, sur le plan politique dans Cendres, sur le plan individuel dans Kanal. Cendres s'intéressera au temps des déchirures, aux conflits entre les héritiers d'un conflit et d'un régime ; le climat est caractérisé par un élan malade et morbide vers l'avenir, assurément corrompu, pourri par des responsabilités à cacher ou des fatigues à refouler. Dans Kanal, les jeunes recrues sont déjà dans le précipice, sans relais et piégées dans leurs ruines. La mélancolie subtile sera donc plutôt l'affaire de Cendres, Kanal étant davantage dans la démonstration implacable, le cheminement clair vers la folie.


Enfin Kanal constitue une superbe fabrique d'images, brillant à illustrer un apocalypse civil, le désarroi des petits humains face aux bruyantes manifestations de l'Histoire ; ou encore la dissociation au milieu du chaos (notamment lors de la transition entre le dehors et l'en-dessous). Dehors, c'est une zone de guerre et de ruines ; dedans, dans le cloaque, c'est une zone sinistrée mais plus douce, familière, puante et laide sûrement, mais confortable à défaut de régénérer. À terme il s'agit pour ces résistants de choisir leur mort. Choisir entre une vaine agressivité ou un refuge même poisseux. Patauger dans sa boue ou celle des siens n'est pas plus absurde qu'aller se faire occire sans que le cours des événements s'en trouve changé, ni que personne soit là pour apprécier le geste (au début, un supérieur plaide pour les « générations futures » et croit à leur hommage).


https://zogarok.wordpress.com/2016/04/08/ils-aimaient-la-vie/

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le 7 avr. 2016

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