Quentin Tarantino. Un nom qui aujourd'hui en impose. Il est loin le temps où un jeune américain travaillant dans un vidéoclub aux alentours de Los Angeles se fit connaître en vendant pour la modique somme de 10 000 $ les scénarios de True Romance et Tueurs Nés. Un cachet qui lui permit de réaliser le désormais culte Reservoir Dogs, se faisant connaître de la plus belle des manières avant que son immense talent n'explose littéralement à la face du monde entier à travers Pulp Fiction. Dorénavant, Tarantino est un personnage incontournable du paysage cinématographique mondial. Faisant preuve d'une maîtrise exemplaire dans Jackie Brown, il transcende la singularité de ses approches esthétiques avec le diptyque Kill Bill, s'imposant au passage comme l'un des plus grands directeurs d'acteurs de ces trente dernières années.


Véritable maître d'un cinéma à la fois pulp et fun dans le coeur de milliers de fans, son statut privilégié prit pourtant du plomb dans l'aile après la déception occasionnée par Boulevard de la mort qui, s'il est loin d'être désagréable, brille par le manque de caractère d'une mise en scène étrangement transparente. L'exercice de style avait beau être aussi fiévreux qu'enivrant, le premier volet du projet Grindhouse trahissait une incapacité évidente du cinéaste à se renouveler, surchargeant son oeuvre de références au point de flirter dangereusement et pour la première fois avec la parodie. Peut-être était-ce là le signe avant-coureur d'un manque d'humilité soudain (Tarantino n'hésitant pas à s'auto-référencer à plusieurs reprises), toujours est-il que l'on attendait de pied ferme le prochain film du réalisateur avec ce léger frisson électrisant notre échine causé par la peur d'assister au triste spectacle d'un génie en pleine perdition artistique. A cette inquiétude, Inglourious Basterds répond avec panache : on espérait un film coup-de-poing, mais c'est un missile nucléaire qu'on se prend en pleine tronche. Et oui, papa est de retour à la maison...


Divisé en cinq chapitres, le premier d'entre eux annonce tout de suite la couleur : cet Inglourious Basterds, c'est du lourd, du très lourd. Un premier quart d'heure au cours duquel Tarantino tutoie comme il ne l'avait jamais fait auparavant les anges, un face-à-face d'une intensité monumentale, véritable modèle d'aisance, de simplicité, de maîtrise des corps et des espaces, jouant sur la nature-même du cadrage, nous surprenant par le choix des angles de caméra pour lesquels il opte dans un champ / contrechamp sidérant, avec toujours les mêmes ingrédients façonnant l'unicité de son cinéma, des plans référenciels (Sergio Leone convoqué à maintes reprises dans ce premier tronçon) aux longs dialogues brillamment tricotés, en passant par cette touche d'humour décapante en guise d'amuse-bouche avant que ne déferle une sporadique violence pourtant palpable à tout instant même lorsqu'elle n'est que latente.


Les sourires du colonel Hans Landa inquiètent justement parce l'on sait, à la manière dont la conversation est filmée, que la situation ne demande qu'à exploser. Et c'est à Tarantino, cinéaste auto-proclamé "réalisateur-masturbateur", de faire monter la sauce, de nous préparer à un orgasme délicieusement irrémédiable. Une séquence qui a de plus le mérite de nous faire découvrir un comédien immensément talentueux, reparti avec le Prix d'Interprétation Masculine au dernier Festival de Cannes non sans raisons : l'autrichien Christoph Waltz, acteur polyglotte, absolument parfait dans le costume du Chasseur de juifs. "C'est grâce à lui si ce film existe", dixit Quentin. Au regard du duel homérique qu'il engage face au pauvre Denis Ménochet, très bon dans le rôle tout en retenue de Perrier LaPadite, on aurait peine à le contredire.


Au delà de l'entière et pleine réussite de ce premier chapitre, intrinsèque à l'ingéniosité prodigieuse de la plume qui instaure un discours métaphorique foudroyant de lucidité (et qui n'est pas sans nous rappeler la construction similaire de l'argumentaire développé par Bill lorsqu'il se met à philosopher sur le statut unique de Superman), un autre élément, assurément le plus brillant de tous, attire notre attention : pour la première fois depuis bien longtemps, un cinéaste fait l'effort de mettre en scène les clivages langagiers. Mieux encore, les langues parlées par les personnages ont une grande importance dans le script, le nourrissant en jouant sur la capacité de compréhension des uns ou, plus tard, des accents pour d'autres. Il n'est pas rare qu'un film hollywoodien prenne le parti de faire parler en anglais ses personnages quelque soit leur nationalité, mais dans ce long métrage ce n'est guère le cas, ce qui de surcroit est une excellente chose.


Pourtant, Inglourious Basterds n'a aucunement l'ambition de nourrir des velléités de réalisme historique, sa conclusion prouvant très clairement que l'intention n'est pas de faire un film respectant l'Histoire, mais de montrer que l'Histoire peut être manipulée par un film. C'est une force, en aucun cas une limite, et sa pleine exploitation donne un souffle à la fois épique et une dimension jubilatoire qui fait la nature-même du cinéma quand la réalité, elle, se veut bien moins complaisante. Il n'est d'ailleurs pas innocent que ce personnage si important qu'incarne Mélanie Laurent, la vengeresse Shosanna Dreyfus, dirige elle-même un établissement cinématographique. S'il nous avait habitué à mener moult réflexions au coeur des dialogues, en revanche Tarantino nous surprend à théoriser aussi finement et sérieusement sur l'essence du cinéma, preuve que sa dernière production apparait comme celle de la maturité ou, tout simplement, comme sa plus belle déclaration d'amour au cinéma.


C'est peut-être pour cela que ce Tarantino est différent des autres et en laissera plus d'un dans l'expectative. La cool attitude, inhérente aux recettes concoctées depuis dix-sept ans maintenant par le cinéaste, n'est plus l'artéfact du navire. Au contraire, Quentin nous emmène sur d'autres rives que celles sur lesquelles nous pensions voguer. Avec un titre et des références pareilles (Une Poignée de salopards étant le modèle qui servit de coque), c'est un bâtiment de guerre que l'on pouvait envisager. Surtout quand il est question d'un groupe de soldats américains juifs décidant de s'offrir les scalps des nazis qui auront le malheur de croiser leur route. Et pourtant, la surprise est de taille quand au final le groupe de mercenaires dirigé par Aldo Raine (Brad Pitt, impérial) passe au second plan. Leur présence à l'écran est très limitée, puisque les personnages principaux sont sans conteste Hans et Shosanna. De plus, le ton du film abroge une coloration insidieusement comique, le sérieux et la vraisemblance n'étant pas le souci premier de Tarantino (il faut entendre Brad Pitt parler italien dans un contexte explosif pour s'en convaincre et, surtout, pour en rire !)


C'est donc à Mélanie Laurent que revient la charge de remplacer dans le coeur des cinéphiles Uma Thurman, et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle s'en sort avec les honneurs même si tout n'est pas rose. A commencer par la relation qu'elle entretient avec Marcel (Jean-Jacques Ido), aussi sommaire qu'inutile. Le malaise de son personnage à ne pas réussir à suivre la conversation des personnages allemands au cours du troisième chapitre se traduit par un haussement de sourcils malencontreusement maladroit parce qu'exagéré. Un exemple parmi d'autres où l'on sent la jeune femme davantage spectatrice qu'interprète, mais qui est très largement pardonnée grâce à sa prestation somptueuse durant le dénouement final. Elle n'est d'ailleurs pas le seul personnage qui déçoit, puisqu'ici Martin Wuttke se cantonne à évoquer une image très convenue d'Adolf Hitler, et Mike Myers semble incapable de se dépêtrer des mimiques faciales maintes fois vues dans la trilogie Austin Powers.


Tout cela au final parait bien peu comparé à l'incroyable assurance que dégage Inglourious Basterds, assurément le film le plus abouti de Tarantino, le plus élaboré, le plus maîtrisé à ce jour. Sans oublier comme souvent chez lui une capacité à magnifier l'excellence, notamment pour ses choix musicaux, le Cat Power de Bowie conférant à Mélanie Laurent un sex appeal quintuplé, ou encore Un Amico d'Ennio Morricone afin d'immortaliser l'écueil de sa vendetta. Tendre l'oreille et prêter attention au travail accompli sur la bande sonore est un délice, les moindres bruitages ayant fait l'objet d'une grande attention qui n'est pas pour nous déplaire. De quoi clore une liste non exhaustive des qualités qui font d'Inglourious Basterds l'un des meilleurs films de l'année.


En bref : Démentiel, surprenant, jouissif, spectaculaire, drôle, hallucinant, déroutant, Inglourious Basterds est tout cela et bien plus encore. Tarantino n'a jamais été aussi impressionnant depuis Pulp Fiction et signe une oeuvre pleine et entière, à mille lieues des absences constatées dans Boulevard de la mort et Kill Bill volume 2. Encore un film culte pour un réalisateur qui va finir à la longue par les enfiler comme des perles, pour notre plus grand bonheur.

Kelemvor

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