Caresser le projet d’adapter Pynchon à l’écran, c’est un peu comme vouloir se désaltérer avec une brouette de gravas. C’est partir à la chasse armé d’une éponge. Vouloir jouer la 9ème de Beethoven en soufflant dans le cul d’une mouette.


Il faut savoir que lire Thomas Pynchon, c’est accepter la promesse vaine d’un paragraphe magnifique qu’aucune des ramifications protéiformes qui lui succèdent ne rappellera jamais. C’est opérer sans cesse et à grands efforts de concentration des connexions entre les lieux, les époques ou les personnages qu’aucune confirmation de l’auteur ne viendra jamais valider. Une forme de liaison dangereuse permanente dont la seule récompense se trouve au delà de la signification immédiate des mots et des sens. Reste en suspension des impressions, un esprit, un humour, une histoire de l’Amérique tordue et souterraine peuplée de nazis hédonistes, de dentistes lubriques, de hippies conspirationnistes et de dope orgiaque.
Une voix forcément singulière de la contre-culture, électrisée par Tesla et mis en musique par Roky Erickson.
Un mystère permanent déguisé en énigme, camouflé dans une devinette.


C’est peu dire que l’idée de mettre en image une telle idée de l’érudition absurde tenait de la gageure, compte-tenu du vice inhérent du matériel de base. Ne fallait-il pas se montrer le moins fidèle possible aux mots pour tenter acrobatiquement de préserver une écume de ce qu’est le travail de Pynchon ? Réussir son inadaptation ?
Tenter de réunir deux freaks brothers: Paul [Thomas PynchOn]derson.


Fidèle au trompe-l’œil qu’il scénarise et met en scène, Paul Thomas Anderson joue plus gros que l’apparente décontraction qui transpire de ce projet casse-gueule. Il sait que beaucoup voient en lui un des auteurs majeurs du cinéma américain. Comme le garçon est talentueux et lucide, il a pris conscience du caractère un peu grave et plein de lui-même de ses deux derniers films. Inhérent Vice constitue donc le parfait croisement entre récréation et ambition. Une possibilité de prétention cool. L’occasion de se montrer gai comme un Pynchon.


Deux clefs sont donc nécessaires pour pousser la lourde porte qui garde l’entrée d’une telle œuvre. Un indice sur l’univers Pynchonesque, certes, mais surtout une soif de scènes, captées ça et là, dont la construction, la plastique ou le jeu seront susceptibles de vous saisir de plaisir.
Et c’est sans doute en ce sens que le cinéaste est le plus fidèle à l’auteur. Inhérent vices, ce sont des fragments disparates. Un idée vague de la trame d’un polar. Cette catégorie particulière de films dont il faut accepter très rapidement (dès les premières secondes ?) de ne rien comprendre. Capter sans saisir.
Comme chez Joyce aussi, plus encore que chez Pynchon, se laisser porter sans résister au courant.
Et comme le suggère James, sombrer dans les bras de Murphy.


Rire aux éclats quand Phoenix, privé à la Altman, hurle soudainement devant la photo d’un bébé.
Être hypnotisé par une scène d’amour érotique et tendue comme un fil dentaire sous la forme d’un plan-séquence haletant.
Croiser des motards nazis qui ont adopté un juif anticonformiste.
Contourner deux fois de suite le même immeuble pour constater que la pluie est passée, comme les années.
Manger des pancakes avec un bafoueur de droits civiques accompli, adepte de bananes empalées.
Partir pieds nus et sales en virée hallucinée avec le membre d’un association de dentistes dont le siège social sert de paravent à une confrérie mafieuse propriétaire d’un trois mats dont l’esprit de son précédent capitaine plane, acteur de l’âge d’or d'Hollywood dont les extraits de films passent en boucle dans les sanatoriums où se cachent des personnes qui ne sont pas sans rapport avec les motards dont nous parlions plus haut.


Le résultat est donc limpide: une sorte de Bug Lebowski erratique dont l’ordre possible et le semblant de logique vaguement soupçonné ne sert qu’à mieux cacher le bordel suprême et absurde d’un monde nourri par les pulsion irrationnelles des victimes névrosées qui le peuplent, et dont le sens général échappe évidemment à tous.
Mais sans oublier d’en rire.

guyness

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