Un jour gris d'hiver dans un vieil hôtel

Il y a un écran noir. Il y a des grondements et une musique étrange. Puis un projecteur s’allume sur le bord droit de l’écran et paraît le couper en deux avant de révéler, dans l’obscurité, des lettres imposantes, des lettres magistrales : INLAND EMPIRE. Ensuite un couloir d’hôtel, une jeune femme et un homme, une jeune femme (qui serait la vraie héroïne du film, pleurant sur sa vie et son couple dans une chambre d’hôtel face à une télé allumée) et son amant dont les visages ne sont qu’une forme vague, des eraserheads évidemment, ensuite des humains à tête de lapin dans un sitcom désincarné, ensuite le film peut commencer.

Voilà. Mise en bouche sublime pour le nouveau cauchemar de David Lynch, et avant ce long voyage-dédale dans cet empire intérieur qu’est la psyché humaine (ou serait-ce celle du cinéma ?), savourée en une dizaine de minutes envoûtantes qui, à elles seules, semblent synthétiser, programmer le film à venir. Une actrice, Nikki, reçoit chez elle la visite d’une étrange voisine qui l’effraie par ses présages et ses sentences, puis après (mais est-ce le lendemain ? Ou est-ce dans son imagination ? Ou est-ce le film que regarde la jeune femme dans sa chambre d’hôtel, y projetant ses angoisses existentielles ?) s’en va tourner le film dans lequel elle a été retenue et dont elle apprend qu’il est le remake d’un film ancien, apparemment maudit (les deux acteurs principaux ont été tués).

Toute cette installation, parfois fastidieuse, prend environ 45 minutes, ponctuées de quelques scènes étranges qui, déjà, interrogent. Les deux heures suivantes, elles, vont soudain se fragmenter en un chaos insoluble et le film ne sera plus qu’une confusion de sons et d’images, basculements (et imbrications) de réalités et de mondes, d’histoires et d’identités. À partir de cet instant où Nikki (Laura Dern, transcendée) ouvre la porte sur laquelle est gravée "Axxon N" (Action!), tout se dérobe comme dans un rêve, ou y’en a-t-il plusieurs ? Dans du Lynch qui s’anamorphose, qui s’est dédoublé (INLAND EMPIRE, double maléfique de Mulholland Drive), et même démultiplié (INLAND EMPIRE, condensé cacophonique de tous ses films).

Dans ce Lynchland pur, absolu. Ce Lynchland que l’on aime arpenter, où l’on aime se perdre et que l’on connaît par cœur, y reconnaissant là ces rideaux rouges et cette bande sonore anxiogène, ici ces scènes absurdes et ces délires visuels, ici encore cette sacralisation de l’héroïne et ces appartements presque nus, ces lampes comme des signaux, des avertissements, et ces couloirs de ténèbres qui mènent on ne sait où. Mais alors c’est quoi, INLAND EMPIRE ? Est-ce un film dans le film, l’introspection d’une femme en proie à ses démons ? Est-ce l’histoire d’une prostituée qui a fui la Pologne et se retrouve sur les trottoirs de L.A. et se rêve en actrice ? Est-ce une actrice qui trompe son mari, qui s’identifie au personnage qu’elle incarne, celle d’une femme adultère, d’une putain et d’une maman ? Est-ce une actrice rongée par la mort de son fils et qui cherche un sens à sa vie, ou hantée peut-être par les réminiscences d’une autre ? Est-ce tout cela à la fois ?

Strange, what love does

L’interprétation est large, elle est même béante, et sans doute y’en a-t-il une qui permettrait de tout embrasser, de tout comprendre, de tout relier, en premier lieu celle de Lynch, celle qui lui a permis de (dé)construire son film en un kaléidoscope infernal faisant fi, plus que jamais (en tout cas plus qu’Eraserhead, Lost highway ou Mulholland Drive, ses autres films 100% mindfucking), d’une narration classique, et celle aussi que l’on peut appréhender dans sa totalité en glanant ici et là, au détour d’un plan ou le signifié d’une phrase, indices, repères et clés de lecture. En revoyant le film, si on en a le courage, encore et encore.

Que ce soit la peur de la paternité (Eraserhead), les tourments d’une Lolita désaxée (Twin Peaks), la jalousie maladive et meurtrière en mode fugue psychogénique (Lost highway) ou le rêve d’une vie idéale rattrapée par la noirceur d’Hollywood (Mulholland Drive), Lynch détourne et parasite sans cesse la linéarité de son récit, l’évidence de sa logique en y triturant l’espace et le temps, le tangible et l’onirique. Ses films on le sait, avant de se comprendre, se vivent et s’endurent, se font, se défont et se créent en nous. Il en va de même pour INLAND EMPIRE, histoire d’un marivaudage minable et d’une actrice en perdition, œuvre-monstre, film-testament (voir la fête finale réunissant quelques personnages et figures propres à l’univers de Lynch) où la méthode Lynch est portée à son paroxysme, comme à un point de non-retour.

Cependant le film, en plus de ses nombreuses longueurs, se fige dans un hermétisme métaphorique dû, en grande partie, à l’utilisation de la caméra DV. Son rendu formel, approximatif et d’une laideur sans nom, gâche considérablement la portée hypnotique du film et devient, sur trois heures, un véritable supplice. Lynch a expliqué un peu partout qu’avec ce nouvel outil, il avait acquis une liberté technique et artistique totale ; s’il y a trouvé un nouvel élan créatif, pas sûr que le spectateur, et même le fan de la première heure, et même l’exégète pur et dur, y gagne quelque chose. L’esthétique, la "texture" de ses films en 35mm, grâce à ses directeurs de la photographie réputés (Peter Deming et Freddie Francis), accentuaient l’impression de rêve, participaient à concrétiser l’aspect irréel de ses œuvres et révélaient, in fine, le côté purement (superbement) cinématographique de ses mises en scène.

Lynch a toujours été fasciné par le cinéma et ses mythologies. Certains de ses films se nourrissent justement de ces mythologies (et de ses envers), s’inventent par références et hommages multiples. Enlever ce qui rattache le plus l’univers de Lynch au monde du cinéma (monde de rêves par excellence), et c’est toute la magie, toute la fascination inépuisable d’INLAND EMPIRE qui disparaissent. Ses films échappent au réel, s’échappent du réel, le (re)modifient sans fin : dès lors, pourquoi filmer une aventure (celle d’une "woman in trouble", d’une "fille perdue") purement fantasmatique avec un appareil qui capte "au mieux" la réalité ? Ce paradoxe, presque ce contresens, délite en continu la force d’INLAND EMPIRE. Les images pixélisées, les bavures, les éclairages bruts, la mise au point rugueuse, les gros plans disgracieux, tout cela ne s’accorde pas avec un cinéma hallucinatoire qui, constamment, s’abreuve de mystères, de songes et d’illusions.

Article sur SEUIL CRITIQUE(S)

mymp
3
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Top David Lynch

Créée

le 24 mai 2023

Critique lue 932 fois

7 j'aime

3 commentaires

mymp

Écrit par

Critique lue 932 fois

7
3

D'autres avis sur Inland Empire

Inland Empire
Sergent_Pepper
7

Empire likes back

Aborder l’Empire intérieur exige du spectateur de nombreuses qualités, et poussées à un extrême auquel il n’est pas coutumier : patience, endurance, lâcher prise, tolérance, voire indulgence seront...

le 11 juin 2017

71 j'aime

3

Inland Empire
Extraphile
10

Aux frontières du dilemme de notre Empire Intérieur

Inland Empire, représente l’apogée du travail de Lynch, d’un point de vue de la réflexion de l’âme, de la description du jeu permanent entre le réel et le subconscient, et bien d’autres thématiques...

le 3 août 2014

53 j'aime

14

Inland Empire
S_Plissken
5

Critique de Inland Empire par S_Plissken

Sur l'échelle des valeurs 5 semble être la meilleure note. Si l'on regarde alors le motif on s'aperçoit qu'il y a autant d'étoiles jaunes que d'étoiles vides. Le barème devient donc une curseur de...

le 20 déc. 2010

39 j'aime

3

Du même critique

Moonlight
mymp
8

Va, vis et deviens

Au clair de lune, les garçons noirs paraissent bleu, et dans les nuits orange aussi, quand ils marchent ou quand ils s’embrassent. C’est de là que vient, de là que bat le cœur de Moonlight, dans le...

Par

le 18 janv. 2017

179 j'aime

3

Killers of the Flower Moon
mymp
4

Osage, ô désespoir

Un livre d’abord. Un best-seller même. Celui de David Grann (La note américaine) qui, au fil de plus de 400 pages, revient sur les assassinats de masse perpétrés contre les Indiens Osages au début...

Par

le 23 oct. 2023

163 j'aime

13

Seul sur Mars
mymp
5

Mars arnacks!

En fait, tu croyais Matt Damon perdu sur une planète inconnue au milieu d’un trou noir (Interstellar) avec Sandra Bullock qui hyperventile et lui chante des berceuses, la conne. Mais non, t’as tout...

Par

le 11 oct. 2015

161 j'aime

25