Construire des ponts. Le rêve de James Allen est symbolique sur bien des points : il s’agit de construire au retour de la guerre, il s’agit de relier et d’assurer les flux pour s’extraire de la routine étouffante de l’usine qu’on lui impose de retrouver.
Mais le système en a décidé autrement. James navigue de prisons en prisons : de l’armée au capitalisme, de la patrie à la famille, tout contraint ses projets et son désir de liberté. Se l’octroyer ne fera que l’exclure d’un système qui se vengera immédiatement.
“What did you do ?” lui demandent ses compagnons de chain gang : « I looked at a hamburger ». Emprisonné, James fait l’expérience d’un univers qui s’assume pleinement comme carcéral. Les longues scènes dévolues à la chaine qui relie tous les prisonniers sont d’une efficacité redoutable : on y efface tout individu au profit d’une masse réifiée et abattue qui perd dans les coups de pioche sur la roche ses dernières étincelles de vie, à l’image de ce que fera Lumet dans The Hill trente ans plus tard.
[Spoils]
La démonstration ne s’arrête pas là. L’évasion et son après, à l’instar du titre du film, sont le sujet même du récit. Alors que James réalise son rêve et s’intègre dans la société, celle-ci n’a de cesse de lui rappeler son statut de proscrit : même la vie conjugale y devient une déclinaison de l’emprisonnement. Non content de le reprendre dans ses filets, le système pénitentiaire va user de tous ses arguments pour l’y laisser : parce qu’il a médit de lui lorsqu’il était libre, et parce que sa réinsertion clandestine est justement la preuve de l’efficacité de la brutalité du chain gang. « Their crimes are worst than mine ! » finira par hurler James, un Paul Muni déchirant, en effet bien plus touchant car fragile que dans Scarface.
Comment, dès lors, s’en sortir ? Quelle place accorder à la construction, qu’elle soit urbaine ou sentimentale ? Les séquences d’action, intenses et prenantes (dont une audacieuse prise de vue sous-marine, joli défi pour un film de 1932…) ne compensent pas l’inertie du sort qui s’acharne, mais au contraire le renforcent. Pour preuve, son évasion le conduit à dynamiter un pont, geste lourd de sens pour cet homme qui ne voulait qu’en bâtir.
Le génie poignant du dénouement est une belle surprise : le refus du happy end se double d’un clivage de la catharsis : James ne meurt pas héroïquement dans un geste sacrificiel qui magnifierait notre indignation : il reste le héros éponyme dont l’existence n’est pas viable. « How do you live ? » s’enquiert son aimée à qui il vient faire ses adieux. « I steal » répond James, condamné innocent devenu fugitif criminel.

La seule justice qu’on puisse rendre, c’est celle de faire de ce film une référence en la matière, et qu’on le sorte de la cellule obscure qu’il occupe honteusement dans l’histoire du septième art.

(Un grand merci à Galllu et Gwimdor à qui je dois cette découverte)
Sergent_Pepper
9
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le 19 juin 2014

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Sergent_Pepper

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