Critique spéciale aujourd'hui puisque ce n'est pas d'un film sorti récemment que je vais vous parler, mais d'un film un peu plus vieux puisqu'il date de 1971. Il s'agit de Johnny s'en va-t-en guerre, le seul et unique film réalisé par Dalton Trumbo davantage connu en tant que scénariste. L'histoire est centrée sur le destin de Joe Bonham, un jeune soldat gravement blessé par une explosion d'obus, défiguré, amputé des quatre membres, aveugle, sourd et muet, ne devinant l'environnement qui l'entoure uniquement grâce à la sensibilité de sa peau. D'emblée on sait que ce ne sera pas très joyeux. Si aujourd'hui j'ai envie de vous parler de ce film c'est qu'il représente pour moi le cinéma tel que je l'aime: celui qui me procure de très fortes émotions.


Critique parue sur La Dernière Séance


   Johnny Got His Gun est d'abord une oeuvre littéraire publiée par Dalton Trumbo en 1939. La date de publication située juste au début de la Seconde guerre mondiale était hélas inopportune pour une oeuvre pacifiste, synonyme de défaitisme en temps de guerre. Après avoir été victime de la chasse aux sorcières menée par le sénateur McCarthy dans les années 50, il fut obligé de signer des scénarios sous un nom d'emprunt. Dès 1960 il a pu de nouveau utiliser son propre nom et s'est lancé dans la réalisation pour adapter son propre roman, cinq ans avant sa mort en 1976.
Le film est plutôt méconnu de nos jours après avoir été pourtant l'un des emblèmes des pacifistes américains durant les contestations contre la guerre du Viêt-nam. Les fans de Metallica ont cependant pu en découvrir des images utilisées dans le clip One du célèbre groupe de metal, apparemment très admirateur du film de Trumbo. Pourtant ce dernier avait fait un tabac à Cannes en 1971, empochant le prix spécial du jury et une certaine reconnaissance publique et critique.
Johnny s'en va-t-en guerre est un film que je voudrais conseiller à tout le monde avec cependant beaucoup de prudence car il s'agit sûrement de l'oeuvre la plus pessismiste et la plus déchirante qu'il me fut donné de voir. Je conçois tout à fait que certaines personnes détestent ressentir des émotions tristes en regardant un film, mais celui-ci me paraît tout de même essentiel pour la puissance de son propos. Ses qualités cinématographiques sont également indéniables, bien qu'elles puissent paraître totalement secondaires face à la densité du message proposé. C'est un film profondément humain avant tout qui dénonce l'absurdité de la guerre et qui est un véritable réquisitoire pour l'euthanasie, le droit de mourir en cas de graves blessures.
Ce qui est réellement génial dans ce film c'est que le sujet est abordé avec beaucoup de pudeur et sans aucune lourdeur. Trumbo ne filmera pas les multiples mutilations du corps de Johnny, on ne verra que le sommet de sa tête, son torse et rien d'autre. Il n'y a donc pas de scènes écoeurantes à proprement parler, l'écoeurement vient plutôt de la prise de conscience par le spectateur du cauchemar que va vivre Johnny. En effet Joe a encore toute sa conscience et il est prisonnier d'un corps meurtri sans aucun moyen d'expression, puisqu'il est dépourvu de ses membres et privé de presque tous ses sens. Seule la sensibilité de sa peau lui permet de percevoir ce qui l'entoure. Les médecins étant persuadés que son cerveau est en grande partie détruit et que par conséquent il n'est pas conscient de ce qui se passe, Johnny sera utilisé comme cobaye afin de pouvoir soigner d'autres blessés de ce genre à l'avenir. Ceci donne cette impression de cauchemar sans fin pour le jeune soldat.

Néanmoins le film ne contient pas que des plans sur Johnny mutilé. Le scénario est construit comme s'il était dicté par les pensées du personnage. Ayant conservé ses capacités cérébrales, celui-ci se souvient, rêve, fantasme... Le film navigue dans la vie de Johnny entre son passé, ses rêves et la dure réalité. La frontière entre ses souvenirs et ses fantasmes reste d'ailleurs assez mince, certaines séquences nous perdent habilement de par leur caractère presque surréaliste dans un univers terre-à-terre.
La mise en scène de Trumbo est remplie d'idées. Les passages dans le présent où Johnny est mutilé sont en noir et blanc tandis que les séquences oniriques et passées sont en couleur, ce qui accentue le calvaire de Johnny, ce qui nous fait comprendre ce qu'il endure. Je pense que c'est le personnage de cinéma pour qui on peut ressentir le plus d'empathie. Il n'était pas exceptionnel ni parfait, c'était quelqu'un comme tout le monde à qui le destin a joué un tour cruel. Timothy Bottoms est génial dans ce rôle, tout en retenue, un acteur peu connu du grand public qui mérite davantage de reconnaissance (il est également en tête d'affiche de La Dernière Séance de Bogdanovich, un merveilleux film).
Le film regorge de passages aussi magnifiques que tragiques. On sent la petite touche surréaliste amenée par Luis Bunuel qui a collaboré sur ce film. Les séquences de rêve, notamment celle où Johnny retrouve sa fiancée dans un vaste espace vert, sont surprenantes. Les scènes avec le "Christ" interprété par Donald Sutherland sont à proprement parler géniales et troublantes puisqu'on ne sait pas si c'était réel ou imaginé. Les discussions entre Johnny et le Christ nous montre la naiveté de ce premier, son innocence touchante. C'est également une critique de la religion et de son hypocrisie. La scène m'ayant le plus marqué reste celle de la canne à pêche où Johnny perd celle de son père alors que celle-ci comptait beaucoup pour lui. Jason Robards (mythique Cheyenne dans Il était une fois dans l'Ouest) apporte sa figure attendrissante dans le rôle du père. On n'eût pas rêvé meilleur casting pour ce film.
L'ennemi n'est pas visible dans le long-métrage, on ne verra que le corps d'un allemand pris au piège dans des barbelés. Pour Trumbo le camp ennemi n'est pas plus responsable de la mutilation de johnny que la guerre elle-même. Il montre que celle-ci blesse, tue mais surtout déshumanise. C'est un constat amer sur l'être humain et une violente charge anti-militariste, un peu à la manière des Sentiers de la gloire ou d'un Full Metal Jacket de Stanley Kubrick bien que ces derniers soient moins durs psychologiquement. L'empathie que l'on ressent pour Johnny est telle que son sort ne pourra laisser indifférent. On voit celui-ci se perdre dans son esprit et souffrir, victime d'une véritable torture mentale. On souhaite sa mort, son soulagement.

Oui Johnny Got His Gun n'est vraiment pas joyeux, c'est un film pessimiste, triste et déchirant. Sur un plan personnel j'avoue avoir lâché toutes les larmes de mon corps vers la fin tant j'étais ému. Trumbo ne surlignera jamais chaque scène, aucun violon ne sera utilisé. Les scènes nous sont présentées telles quelles, sans musique tire-larmes, juste avec la voix-off, celle de Johnny, se demandant ce qu'il se passe, exprimant sa souffrance mais aussi ses rares joies. Celle de sentir son infirmière veiller sur lui et tentant de communiquer avec, lui montrant ainsi qu'il n'est pas seul et qu'il est comprus, celle de se souvenir et même celle d'imaginer son avenir prochain.
C'est une oeuvre profondément bouleversante, avec des idées de cinéma et aucune lourdeur scénaristique. L'ensemble est maîtrisé, habilement mené et l'émotion est là. C'est un film que je voudrais faire découvrir tant celui-ci compte désormais énormément pour moi, rarement je n'ai été aussi saisi par un film. Johnny s'en va-t-en guerre est un véritable chef d'oeuvre, intemporel, inoubliable, magnifique.

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le 27 sept. 2013

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Moorhuhn

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