"Marienbad, a dit Alain Resnais, est un film qui a besoin du spectateur. Vous devez le créer vous-mêmes." Ce n’est pas une boutade ni une coquetterie. Jamais peut-être un réalisateur n’avait autant requis l’entière et ardente participation de son public. Le deuxième long-métrage du cinéaste (conçu avec l’étroite collaboration d’Alain Robbe-Grillet, pape du Nouveau roman) est une œuvre d’une totale, d’une inépuisable disponibilité. On peut y voir, y découvrir ou y apporter tout ce que l’on veut. Pas d’accord possible, pas de convergence réalisable : il y a autant de Marienbad que de gens qui le regardent. Toujours le même et toujours un autre, comme une tache de Rorschach. C’est un vaisseau d’exploration, un film do-it-yourself où, jouissant de la plus grande liberté, on est invité à assembler les pièces permutables d’un puzzle aux multiples issues. Selon ses détracteurs, il n’existe que pour flatter une élite trop fière de prouver qu’elle a lu James Joyce ou André Breton et empressée de déposer à ses pieds, comme autour d’un cercueil, des fleurs de rhétoriques et des couronnes de pensées fortes. Ceux-là disent qu’il est facile de fabriquer des rébus, de saupoudrer un récit d’énigmes, de faire jouer l’audience aux devinettes. Les personnes qui ne savent pas distinguer les infra-mondes contenus dans les œuvres limpides d’Howard Hawks et d’Alfred Hitchcock, par exemple, ne peuvent qu’être impressionnées par les prestidigitations de l’esprit. Selon cette thèse, l’unique utilité de L'Année Dernière à Marienbad serait de déchiffrer le B.A-BA de thèmes qui font sourire les malins lorsqu’ils les trouvent mis au clair dans des ouvrages où l’acrobatie intellectuelle leur demeure cachée. Une telle position se tiendrait si l’entreprise des deux Alain ne s’adressait qu’aux petits Champollions avides de décrypter de pauvres hiéroglyphes. Or tout — la sophistication extrême des plans, la fausseté raffinée et l’emphase de l’interprétation, le dosage minutieux des réalités douteuses dont les évidences sont toujours mises en question mais jamais abolies — brûle ici d’un feu souterrain. Seul un artiste de la maîtrise de Resnais pouvait sauver de la gratuité ou du ridicule des partis pris formels aussi radicaux, et laisser jusqu’au le spectateur le plus récalcitrant incapable de la moindre réaction. La fascination agit tout de suite, elle est absolue.


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On s’épargnera bien des maux de tête, bien des emballements factices, bien des désillusions en se souvenant que L’Année Dernière à Marienbad n’existe que par et pour l’écran. Là réside sa grandeur. Quand bien même Resnais rêvait d’"un film dont on ne saurait laquelle est la première bobine", c’est une succession d’images qui débute avec un générique sur fond de grisaille et qui se termine par l’apparition du mot "Fin". Entretemps, de longs couloirs aux fioritures tarabiscotées nous auront conduit au cœur d’un immense château baroque, désert bien qu’habité par de nombreux fantômes. Dans ce luxuriant foisonnement de marbres et de miroirs, de balustrades et de volutes, on est cœur d’une forêt vierge. Elle nous enveloppe, nous hypnotise, nous absorbe. On y découvre des êtres étranges s’exprimant dans un langage ésotérique et se livrant à des rites, des cérémonies dont le sens nous échappe. Parmi eux, trois prennent une plus grande importance : X essaie de convaincre A qu’ils se sont aimés et qu’elle lui a fixé rendez-vous en ce lieu. Il semble qu’il la convaincra. M, qui donne à diverses reprises le sentiment d’être l’époux de A, assiste de loin à ce ballet de séduction. Par ailleurs, il participe régulièrement à des jeux et y gagne toujours. En l'absence d'une narration, les auteurs ont offert des indices, et les ont même superposés. Le drame quel qu'il soit sera joué, ou l'a été, sous des formes diverses. Au figuré sur une scène de théâtre : "Voilà, je suis à vous", articule une comédienne. Dans les conversations des invités : "Nous nous sommes déjà rencontrés, autrefois. — Je ne me rappelle pas bien — Ça devait être en 28... ou en 29." Entre les deux figures d'une mystérieuse statue, et même l'an dernier, avec des individus qu'on ne connaîtra jamais mais dont on parle sans arrêt : un nommé Frank, un nommé Patterson. Pourtant ces apparences sont mensongères : la caméra, qui s’avère être le véritable narrateur du film (l'autre, par son accent, est "distancé"), anticipe ou retarde sans cesse sur le commentaire, quand elle ne le contredit pas expressément.


Mais ceci est affaire de pure étiquette. Dès le début, le cinéaste établit avec son public un modus vivendi. Il exécute des passes d'ouverture et abat son jeu : quelques individus raides comme autant de marionnettes, un jardin à la française où des arbres triangulaires font figure de bataillon, un dispositif (de cartes, de dominos ou d'allumettes) dont les éléments rigides sont disposés pour qu'on en use, mais avec quelle liberté ? Le jeu de société lui-même, auquel beaucoup de spectateurs ont cherché une signification logique, appartient au domaine de l’illusoire : le héros semble y perdre volontairement, et son étrange meneur y acquérir des pouvoirs nettement supérieurs à ceux que procure un fort simple calcul mental. Il est donc tentant d'y voir seulement une équation de repère, une sorte d'armature spéculative. Resnais propose lui-même au spectateur les règles d’une partie qu’il gagne toujours, et dont les blancs sont équilibrés par le manque évident de certains personnages lorsque, immobilisés dans le parc avec leurs ombres peintes sur le sol, ils imitent à leur tour et dans l'ordre les arbustes taillés en cône. Les protagonistes sont des cartes : les cartes savent-elles qu'on les joue ? Le jeu les oblitérant tour à tour évoque-t-il pratiquement la perte de mémoire ou le retour des souvenirs ? Car l'important à ce stade est d'observer la symétrie rigoureuse que donne le metteur en scène aux épisodes de la fiction. L'incantation du début ("Une fois de plus je m'avance le long de ces couloirs...") revient en leitmotiv nous harceler jusqu'à la fin du film. Au-delà des dispositions prises quant à l'architecture de l'ensemble, les auteurs ont dirait-on joué les apprentis-sorciers. On ne fait jamais le film qu’on veut, résume Resnais, mais lorsqu'on se place directement et sans la moindre garantie sous la dépendance du hasard, il arrive fatalement que le génie inventif suive les schémas de l'inconscient, et que les images nées d'un coup de dés obéissent à des impulsions simultanées. Le principe d'incertitude en est flatté, et le transfert joue en faveur de certaines surimpressions mentales.


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Le texte du film est investi de cette dimension répétitive qui n’a plus rien de la valeur de célébration qu’il possédait dans Hiroshima mon Amour, mais seulement une charge obsessionnelle. Cycle éternellement recommencé, qu’accompagne une caméra comme en proie à son propre tournis. On est devant un monde qui n’existe que le temps de sa propre révélation, épargné de l’Histoire et ne pouvant retourner à elle que dans le regard qui est porté sur lui. Ce monde, quel est-il ? Quelle est sa nature profonde ? Il serait vain d’interroger les auteurs. Robbe-Grillet parle de morceaux de présent et de passé, Resnais ajoute que tout se pourrait se passer en cinq minutes, ce qui correspond bien à la dilatation du temps dans le rêve. Cette "quatrième dimension" est précisément instaurée par l’allitération des mots et des mouvements d’appareil, sans qu’il soit jamais possible de dire selon la métaphore habituelle que ceux-ci la tissent. Ou alors comme un ouvrage malfaisant viendrait défaire la nuit ce qui a été fait le jour. Cette ombre du temps, c’est aussi celle de la peur. Paradoxalement, les châteaux de Louis II de Bavière ont été utilisés pour ce qu’ils suggèrent à la fois d’absence et d’oppression. Absence par la réitération de ces travellings obsédants qui rejettent ces stucs et ces glaces dans un univers devenant vite intolérable. Oppression du décor, des hommes figés en habit, des femmes en robes du soir, tous différents et tous pareils, enrôlés dans la chasse aux ombres. "On peut imaginer, a dit Robbe-Grillet, que Marienbad soit un documentaire sur une statue." Or une statue n'existe pas que dans un seul plan et n'a pas qu'un seul côté, elle doit garder sous tous les angles le même équilibre, le même envol. Marienbad est fait pour qu'on tourne autour. L’infini des possibles s'y enchaîne en un tourbillon qui les restitue tous à la fois, un réseau d’hypothèses, de mondes parallèles, de faits reconstruits, remémorés ou inventés.


Les intrigues que l'on a pu prêter au film sont innombrables, mais aucune grille ne peut s'y adapter totalement. On a ramené l'ensemble à une simple trame psychologique ("Que reste-t-il d'un amour après un an ?"), on a cité une solution à la Borges ("Il y a un personnage dans l'hôtel qui imagine tout"), un conflit de transfert entre un psychanalyste et sa patiente, un sursis d'une année arraché à la mort. Robbe-Grillet suggérait que cet endroit pouvait être un hôpital, il pourrait également être une prison, et l’histoire serait la tentative d’une délivrance. Toutes ces suggestions restent fragmentaires. On peut aussi penser que l'on se trouve dans une fabrique d'androïdes : ressemblant à une perruche pourvue de falbalas et d’attitudes à la Garbo, Delphine Seyrig ne semble disposer que d'un registre limité de locutions et de gestes, et donne parfois l'impression qu'on lui a retiré sa clé de fonctionnement. Albertazzi serait alors un modèle plus perfectionné, doté de limites à peine plus souples. L'ubiquité que suggère le perpétuel changement de costumes peut laisser croire que tous deux sont reproduits en plusieurs exemplaires. Et l'ingénieur de cette étrange collection serait Pitoëff, qui se mêlerait à ses créations pour les mystifier. Tous paraissent sous l’effet d’une hantise collective ou d’un mal mystérieux, propres à l’ère des robots. Il se prépare un monde aux allures de nécropole. L’univers est comme atomisé, plongé dans une lumière d’apocalypse ou, à d’autres moments, comme une planète morte. Métaphysique de la pétrification, qu’accentuent le froid des carrelages et des cristaux, l’éclat frigorifié des gemmes et des paillettes noires. Chaque propos semble coagulé par le gel de plein été qu’on mentionne à plusieurs reprises, et qui solidifia l’eau dans les bassins. Pourtant cette glaciation n'empêche pas que le climat soit convulsif. A sombre perpétuellement dans l'hystérie, se roule sur les lits, frémit et se révulse à la manière des divas du muet qu'affectionne tant le réalisateur. Ses dénégations affolées, sa distractivité persistante rappellent les cours de la Salpêtrière. X lui-même, dans l'intensité de sa conviction, est sujet à des critiques de dépression, tout comme M, dont l'inertie hagarde verse par moments dans l'abandon.


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Hiroshima mon Amour était un oratorio, L’Année Dernière à Marienbad est une sonate. Il tournoie, se love en phrases toujours les mêmes et toujours renouvelées. Tout souligne son onirisme : la photographie en noir et blanc de Sacha Vierny possède une artificialité expressionniste, l'espace est aussi aléatoire que le temps, les distances sont inexistantes. Le couple franchit une porte et se retrouve immédiatement à deux cents mètres de l'hôtel près de la fontaine. Mais les images sont faites de cette chair, de cette contexture intime qui s’imposent avec évidence. Devant un film d’une telle cohésion, d’une telle harmonie interne, la vieille distinction scolastique entre style et fond devient caduque. Cet environnement ornemental et étouffant, c’est le dédale complexe de notre "oublieuse mémoire" ; ces variations subliminales évoquent les fugitifs reflets que l’on se renvoie de soi-même ; cette scénographie purement conceptuelle, cette durée sans références sont ceux de notre imaginaire ; ces éléments combinatoires, ces lambeaux de paroles insaisissables figurent les élans d’approximation et d’impuissance qui peuplent nos cauchemars ; cette fluidité caressante et sinueuse de la mise en scène, cette musicalité du montage épousent nos courants de conscience. Parce qu’il ensorcelle comme une féérie abstraite, ce film cérébral est aussi le plus sensoriel qui soit. Inutile d’y appliquer des critères raisonnables : il faut s’abandonner à la magie et à l’attraction des formes, à l’envoûtement des sons, au chant de la composition, à la volupté de plonger dans un univers de pure jouissance esthétique, quand bien même l’issue des réflexions pose inlassablement la question de nos esprits épris de rationnalité. Est-ce fantasme, imagination créatrice, élargissement psychique d’un objet comme le labyrinthe ? Aucune solution ne satisfait, l’envers de l’écriture automatique est son essentielle ambigüité, Marienbad ne répond que par la création d’un nouveau réalisme : avoir mis à jour le paysage intérieur qui mène du souvenir au rêve. Comprendre l’œuvre en tant que témoignage d’un "irréel" peut rendre compte de sa vérité, à la fois comme structure et mode d’apparition, comme psychologie et comme poétique. Le film est là, impénétrable et magnétique, vertigineux et révolutionnaire, "ouvert à tous les mythes" comme le souhaitait Resnais.


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le 2 juil. 2012

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