L'Aurore traite magistralement d'une des créatures les plus effroyables qui puissent sévir sur une personne. Ou sur des personnes plus exactement. Cette monstruosité s'appelle l'amour. C'est l'être le plus vicieux que j'ai pu observer œuvrer derrière l'écran, mis en scène avec une simplicité limpide implacable, laissant l'hideuse horreur vaquer à ses inexorables affres. Une monstruosité qui s'empare de vous, s'insinue dans votre corps, vos veines, prend possession de votre esprit et de votre raison, voile vos yeux et enserre votre cœur d'une caresse glacée. Les serres givrées de l'Amour transpercent vos chairs dans la joie et le rire, vous offrent les étoiles et la brise matinale annonciatrice d'une fraîche journée de providence ensoleillée et remontent s'installer en votre fort intérieur, se creusant une place douillette au fin fond abyssal des tréfonds de votre être.


De la manière la plus vicieuse, sournoise et terriblement ironique, l'amour, là, dans son couffin chaud et doré, laisse les étoiles et le gout savoureux des milles merveilles de ses entailles sucrées se muer dans le dépérissement et la moisissure du quotidien et de l'oubli. Il observe, ronronnant discrètement comme un chat placide tournant légèrement l'oreille à l'approche d'une mouche agitéé, et comme un chat il ne répond qu'à sa simple envie. Là, recroquevillé et calfeutré dans son cocon palpitant et sirupeux d'une chaleur douceâtre, il laisse aller et sombre doucement dans un sommeil à moitié.


Quel enfoiré. Aucune monstruosité ne peut rivaliser avec une telle engeance. Moins apparent que l'homme invisible, moins tangible qu'un poltergeist et infiniment plus puissant que Godzilla, L'Amour en son Aurore qui naît vous promet déjà la Nuit qui germe.


L'Amour mène au besoin de le conserver, qui mène à la routine qui mène à la mécanisation de l'amour en son oubli progressif, celui ci menant à l'Envie.
L'Envie. Sa vieille sœur l'Envie, dame de convoitise et de luxure, bourgeonnant dans la démesure et l'illusion, l'Envie pose sa patte hasardeuse et ricanante sur les cendres grisâtre de l'image décrépie d'un lien amoureux au lueurs mourantes. L'Envie s'approche, et L'Amour la voit. L'Amour l'attend, sa bonne vielle sœur ennemie. Il l'attend avec emphase même, mimant son endormissement et son éternelle placidité, ayant depuis longtemps laissé de coté les remous tumultueux de son embrasement euphorique pour une surface d'huile, linceul mortuaire d'une merveille rayonnante désormais abandonnée.
C'est d'un oeil un brin sarcastique et désabusé qu'il regarde l'homme délaisser sa femme et s'adonner au plaisirs de l'Envie calculatrice, écrasant d'un revers toute raison, murmurant à son oreille espoirs et fortune, gloire et renommée. L'Envie chantonne et fredonne, et ses doigts griffues sont autant de pétales qui chuintent à ses idées dans la douceur des promesses d'une grandiloquente résurrection. Et alors L'Amour, ce monstre, cette hideuse chose laisse sa soeurette L'Envie prendre possession de cet infortuné. L'homme se redresse dans la nuit et marche courbé sous le poids de la culpabilité, rongé, dévoré par L'Envie, tout en traînant de la patte affreusement, comme blessé, estropié par l'avenir si radieux qu'il se promet, portant le poids de L'Amour toujours terré au fond de lui. Alors cet homme n'est plus rien de ce qu'il était avant. Il n'est comparable en rien a aucun monstre qu'aucun esprit, aussi machiavélique soit-il, pourrait, dans un éclat de merveilleuse cruauté, inventer du haut de toute sa fierté. Non, cet homme là ne connait pas d'égal en son abyssale hideur. Rien n'est pire et plus implacable qu'un monstre meurtrier et pourtant tant aimé.
Sur cette eau lisse d'un calme mortel, dans cette coque mince et instable, l'homme s'offre un moment solitaire pour de ses mains viciées occire sa femme. Ses doigts se tendent vers son cou pâle comme la mâchoire d'un tyrannosaure sur la jugulaire d'une antilope (j'ai pas pu m'en empêcher), et les yeux de la femme, arrivés au delà de toute frayeur, de toute peur du trépas, ne rencontrent que l'incrédulité et ne se brument que d'un voile résigné d'un être asservie et dévouée à ce qu'elle aussi porte en son sein, ce monstre terré qu'on appelle Amour.


Était-il si simple de ne voir en lui que les affres titanesques d'un mal imparable ? Bien entendu non, car cet "Amour" en a décidé tout autrement et pour sa part, se trouve loin d'avoir fini de jouer. Le chat relève la tête et dans son sommeil encore embrumé, bondit de sa couche pour attraper la mouche.


L'homme s'arrête, les doigt crispés sur un cou imaginaire, comme statufié dans son ignoble pose. Son regard obscurcie se fixe sur la brume des yeux vitreux de son amour indécis. Et d'un coup, son monolithe taillé et fixé dans l'horreur reprend vie pour avec raideur se rasseoir dans le creux de sa coque et retrouver la berge rassurante. Mais le soulagement n'est pas là. L'heure est à l'incompréhension et au tumulte intérieur. Une nouvelle aube est née dans L'Aurore, celle de la redécouverte d'un lien terni et d'un amour endormi. Cet Amour lui, toujours là, bien terré, semble regarder ses esclaves adorés avec l'oeil du sarcasme et de l'ironie. Voyez, bande de cons, ce que vous aviez oublié ! Voyez cet arbre fané reprendre teint et fleurs ! Goûtez à nouveau à ma saveur et souvenez vous. Profitez, profitez oui, car chaque nouvelle Aurore annonce sa Nuit.
L'Amour orchestre magnifiquement devant nos yeux envoûtés une scène de partage sans pareil de simplicité unique et "belle" de limpidité, ruisselant d'une source de jouvence que trop souvent souillée par le temps et l'apathie.
Mais chaque Aurore annonce sa Nuit.
Le tumulte retrouvé dans un battement endiablé et régulier, L'Amour, toujours ironique dans sa monstruosité magnifique, pointe sa griffe sur ce temps de réjouissances dûment imparti, et d'une lancinante caresse, doucement la lacère.


La coque sur l'eau vogue, instable, mais l'homme n'y est plus solitaire. Face à celle qu'il aime, il partage avec sa moitié, l'oublie d'une horreur que trop vite effacée. Un château de sable écrasé par la marrée, roches déchiquetées adoucies par les vagues inlassables. Après la dévastation, dans ce crépuscule, leur lien connait une seconde apogée.
Joie partagée et coeur léger, les rames rapides effleurant l'eau sont l'image des pulsations joyeuses de petits coeurs renaissants.
Et la Nuit tant annoncée tombe comme le lourd rideau sur cette somptueuse scène à son sommet fleurissant.


"De la destruction naît toute création". Bien mieux que Ridley Scott dans son Prometheus, Murnau illustre à merveille cet adage. (il me faut souvent une petite comparaison débile comme ça).
C'est dans les remous de cette eau déchaînée, surface ondulante et avide d'une mort annoncée, théâtralisée dans sa magnificence, propulsant le lien amoureux de ces deux êtres à la cime de son éternel édifice, que la foudre sonne le glas, et la petite coque de bois est aspirée dans cette gueule béante et sombre. Dans cette symphonie lugubre, le voile mortel se referme avec la tranquillité placide et la douceur ondulante voluptueuse du délié calligraphique d'un "THE END" final.


L'Amour se contenterait-il de ça du haut de tout son sarcasme criard ? Hahaha. Dans un rictus taillé à la serpe, il nous montre l'homme ressortir des flots, ayant retrouvé son dos courbé, les yeux rivés au sol comme cherchant sa vie perdue, son âme s'évaporant de lui à chaque seconde, carcasse vivante d'un épouvantail desséché par la perte de son adorée. On entendrait presque le monstre (relativement génial dans son genre, il faut l'admettre) se foutre royalement de la gueule de son esclave cabossé. "Alors gros con ? Il te fallait avoir envie de tout détruire pour voir tout ce que tu avais ? Profite maintenant que j'ai dénié exaucer ton voeu, profite oui, car tu n'as plus rien !"


Mais il faut croire qu'en sa profonde cruauté, L'Amour sait montrer un peu de partialité, et parfois, s'avérer prodigue en faveurs, car toute Nuit annonce son Aurore.


Film hors du temps, aussi teinté de charme suranné que d'une ahurissante modernité, il demeure sans âge. C'est une trace, un éclat de vie, une étincelle dans la nuit capturée dans une merveilleuse simplicité.

zombiraptor
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le 19 févr. 2013

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zombiraptor

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