Il y a indubitablement quelque chose de brillant - et d'agaçant - dans la manière dont Bergman parvient à se saisir de l'universalité de Mozart pour en tirer une vision très personnelle (c'est sa propre petite fille qui sert de leitmotiv au film) qui bascule aussitôt dans l'universel. Car Bergman n'est pas n'importe qui, c'est un génie du cinéma.

Profitant de l'ouverture, non jouée, pour éclairer ses intentions, le réalisateur nous donne à voir la beauté de l'Homme dans sa diversité profondément commune : vieux, adultes, enfants, noirs, asiatiques, blancs, blonds, châtains, roux, pâles, mats, ridés, lisses, bizarres, beaux, le spectre de l'hétérogénéité humaine est passé en revue comme pour mieux montrer que, faisant fi des différences de culture, d'âge, de savoir, le génie de Mozart nous parle, depuis les tréfonds des siècles. Il y a là de toute évidence un cliché un peu futile, un peu de bon goût, une tendance concevable à l'universalisme des dominants qui peut crisper (car verrons-nous un jour la même universalité appliquée au gamelan javanais ? et pourquoi pas ?) mais force est de constater que le trait porte et que tous ces visages pénétrés par la simple beauté ont quelque chose d'émouvant.

L'histoire elle-même se déroule ensuite, avec quelques modifications et une traduction en suédois un peu perturbante (l'universalité des langues scandinaves est un postulat qui se discute), comme si elle était jouée dans un théâtre. Mais la filouterie du vieux réalisateur ne pouvait s'astreindre à ce genre de facilité, et ce sont tous les moyens cinématographiques qui sont convoqués pour donner sa véritable force à ce qui n'est vraisemblablement pas du théâtre filmé - genre ô combien mineur. La multiplication des gros plans (dont l'opéra est peu coutumier), la brutalité de certains enchaînements totalement irréalisables sur une scène réelle, la distorsion constante des proportions de l'espace qui ne sont pas sans rappeler le sac à main de Mary Poppins ou la tente d'Harry Potter (reference joke) font de ce spectacle une parfaite mascarade illusionniste, très loin du réalisme précis et presque froid auquel Bergman se voue d'ordinaire. Tout rappelle constamment au spectateur qu'il est précisément au spectacle, et les cinq minutes d'entracte ponctuées d'anecdotes visuelles particulièrement savoureuses (la Reine de la Nuit qui s'en grille une devant un panneau d'interdiction de fumer, par exemple) renforcent le trait en montrant l'envers du décor - une autre manière de rappeler qu'il y en a un.

Par l'épuration de l'intrigue (suppression de certains accessoires anecdotiques et des références à l'Égypte ancienne) et par un renforcement psychologique (Sarastro est désormais le père de Pamina) souligné par un jeu d'acteur intense et profond, Bergman parvient à insuffler à l'œuvre une puissance inouïe et à transmettre les messages pseudo-cryptiques franc-maçonniques de Mozart avec un peu moins de lourdeur. On comprend rapidement que notre héros, Tamino, prince bien né et bien éduqué dans la plus pure tradition stoïcienne, parviendra à résister aux épreuves de tentation infligées par la communauté des prêtres et à gagner l'amour éternel de la princesse qui, bien que d'une naissance tout aussi haute, s'abandonne cependant bien plus facilement au désespoir - la chose est entendue, c'est une femme. Ils gouverneront tous deux dans la paix, l'amour et la vertu car ils ont triomphé d'eux-mêmes et ont donc prouvé leur dignité.
Parallèlement, le jovial mais quelque peu écervelé Papageno, n'ayant pas le moindre début de notion de noblesse, ne sachant tenir sa langue et tout compte fait d'une vertu assez naïve, coulera des jours paisibles et fertiles avec sa semblable en tous points, Papagena, que le conseil des prêtres, dans sa sagesse infinie, a quand même consenti à lui accorder malgré ses lamentables échecs successifs. Nous voici donc rassurés : d'un côté, les meilleurs gouvernent ; de l'autre, les simples sont gouvernés. C'est ce qu'on appelle l'aristocratie. C'est ce que prône la franc-maçonnerie. C'est ce dont on a tenté de se débarrasser à la Révolution. C'est ce qui fait vendre des centaines d'exemplaires du Point et de l'Express chaque année.

Ces considérations politiques de mauvais goût mises de côté, il n'en reste pas moins que la vision de Bergman a quelque chose d'enchanteur. On admirera avec un profond respect la puissance poétique qui se dégage de certains changements de décor particulièrement habiles : entrée de la Reine de la Nuit dans le premier acte, passage merveilleux de l'hiver au printemps dans le second, parcours des deux héros à travers les épreuves du feu et de l'eau mimées par des corps réduits à leur plus simple expression. Lumières, accessoires et décors participent de l'intrigue, même s'ils ne sont parfois pas dénués d'un certain ridicule (ce médaillon, vraiment, et ce poignard) ! Les acteurs, quant à eux, sont parfaits dans leur rôle, avec une mention toute spéciale à la Reine de la Nuit, dont le visage entre deux âges flotte dans l'obscurité comme celui d'un spectre nippon ou comme celui de Gloria Swanson dans Sunset Boulevard ; à Sarastro dont la crinière léonine a son petit effet et dont le regard, résigné, doux et profondément humain, est bouleversant ; à Papageno et à sa frimousse espiègle taillée sur mesure.

En définitive, malgré des choix qui me laissent perplexes (traduction en suédois - mais je suis puriste - et cette manie de faire défiler les paroles des arias sur des phylactères d'une couleur improbable, entre le saumon et le pamplemousse), l'adaptation de Bergman a tout d'une réussite : plus qu'une captation servile d'un spectacle daté (comme nous le propose tous les étés le service public amoureux de Roberto Alagna-gna-gna), il s'agit d'une réappropriation totale par un cinéaste de génie de toutes les conventions et de tous les mécanismes de l'opéra pour les plier à l'exigence de son art et à l'infini de ses possibilités. Cette réflexion sur l'adaptation et sur la représentation est extrêmement intéressante, même si elle affadit sans doute un peu ce qu'aurait pu réellement être la rencontre entre deux génies. Mais on sait où mène ce genre de conjectures : nulle part.
Anonymus
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le 28 août 2012

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le 24 sept. 2012

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Anonymus

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