Démarche ô combien rare et envoutante, Tinker Tailor Soldier Spy ne mâche rien au spectateur. Ce pourrait être déroutant, c'est un délice.
C'est une plongée dans un monde complexe où les faux-semblants, les mensonges et les tromperies s'enchâssent tel des poupées russes. Et pourtant, tout est là à qui sait voir, présenté dans son essence la plus pure, la plus limpide.
La réalisation de Tomas Alfredson, le montage expert, le choix des cadres, tout est là pour nous poser un défi de taille: réussir à relier les points, en observant attentivement chaque image pour en déduire les subtilités, les non-dits.
Car derrière les interactions entre bureaucrates froids comme la mort se cache le cœur implicite de Tinker Tailor Soldier Spy: l'examen passionnant d'hommes à l'humanité vacillante, terrassés par la solitude la plus complète.

(SPOILERS...genre partout, j'suis comme ça)

Une vision à contre-courant de l'espionnage
Les espions de John Le Carré ne sont pas des héros flamboyants à la James Bond mais des fonctionnaires manipulateurs et placides. Écrasés par l'ennui, le doute, la corruption omniprésente.
« Nothing is genuine anymore » confie Control à son protégé Smiley, et il y a bien quelque chose de pourri dans le royaume du renseignement britannique.
Chaque chose est double, chaque camp, chaque personnage cache un secret.

« Un choix moral autant qu'esthétique »
Tacher de dépasser l'abstraction du monde du contre-espionnage et ses données éparses pour trouver l'humain. Voilà l'enjeu et la démarche artistique de Tinker Tailor Soldier Spy.
On repensera alors à ce fameux travelling arrière sur Smiley examinant un tableau abstrait lors du générique de début comme une parfaite profession de foi.
De la confusion du départ, Smiley devra creuser en lui-même pour accéder à la vérité. D'abord, il est incapable d'envisager le tableau pour autre chose qu'une trace de l'infidélité humiliante de sa femme. Progressivement, il va éclaircir le brouillard de la frustration, de la rancœur et la jalousie.
L'amant de sa femme, qui n'est autre que la taupe, l'avouera, le pari était bien de déstabiliser l'esprit aiguisé de son collègue en le touchant au cœur.

Recomposer le puzzle
Les deux autres grandes énigmes posées à Smiley, son ennemi juré Karla et sa propre femme Ann, sont également des concepts abstraits, toujours visualisés de manière fragmentaire.
Karla est une silhouette, un nom scotché sur un pion de jeu d'échecs, une main s'emparant d'un briquet. Un adversaire à distance dont Smiley a même oublié le visage.
Ann est cette femme fumant de dos, une nuque, des fesses caressées par un amant, une enveloppe à son nom conservée par un mari inconsolable, une déclaration d'amour gravée sur un briquet. Les retrouvailles finales seront à l'image du mariage, distant et pudique, Smiley contenant son émotion en se tenant un court instant à la rampe d'escalier avant de rejoindre sa femme.

Le labyrinthe du temps
Structuré par un montage virtuose, le temps dans Tinker Tailor Soldier Spy s'écoule à la fois lentement et trop vite. C'est un labyrinthe cruel qu'on explore en flash-backs, en flashs-forwards, au fil des regrets et des tromperies.
Le temps est cet ennemi qui dissout les sentiments au profit d'un travail absurde et pervers. Que ce soit Ricki Starr et son amour tragique pour Irina, Peter Guillam devant couper abruptement les ponts avec son amant, l'homosexualité éternellement refoulée des "inséparables" Bill et Jim, Smiley et son mariage, tous sont engagés dans un combat dont le temps atténue petit à petit les chances de réussites.
N'est-ce pas notre lot à tous?
Smiley est en fait le seul à réussir à faire du temps un allié. Cette homme vieilli avant l'heure, qui a besoin de nouveaux verres grossissants pour voir, qui se morfond dans sa retraite, va retrouver de sa superbe, stimulé par le plus gros mystère de sa carrière.
Fraîchement promu, il occupe au final le trône de son mentor Control. Ce grand paranoïaque qui observait amèrement son pendule au moment de démissionner. Smiley, lui, a su triompher du temps et de ses mensonges.

Au final, Tinker Tailor Soldier Spy est bien un pur film de mise en scène, minutieux et subtil, qu'on aime revisiter et décortiquer. Derrière l'apparente torpeur et le montage complexe se cache une histoire passionnante, dense et humaine. Le film est à l'image de son personnage principal, faussement lent et statique, chaque mouvement, chaque geste se révèle crucial et lourd de sens.
Dalecooper
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs films de 2012, Vus, revus en 2013 (avec des commentaires, des fois), Vus en 2012, Polar des années 2010 et Recommandations

Créée

le 3 mars 2013

Critique lue 842 fois

12 j'aime

Dalecooper

Écrit par

Critique lue 842 fois

12

D'autres avis sur La Taupe

La Taupe
RENGER
2

Une intrigue palpitante sur fond d'espionnage plombée par un manque évident de suspens et de rythme

La Taupe (2012) est l'adaptation de "Tinker, Tailor, Soldier, Spy", roman de John Le Carré publié en 1974. L'intrigue nous renvoie en 1973, en pleine Guerre Froide ou "le cirque" (nom de code donné...

le 26 janv. 2012

47 j'aime

5

La Taupe
Hypérion
7

La mer, qu'on voit danser....

Tinker, Tailor, Soldier, Spy (on va lui préférer ce titre à La Taupe" qui confusément rappelle de mauvais souvenirs auditifs que je ne qualifierai jamais de musique) est d'une perfection formelle...

le 10 sept. 2012

38 j'aime

3

La Taupe
MrShuffle
6

Karla et les chics types

Film plus que parfait par excellence, La Taupe flatte l'intellect du cinéphile dans le sens du poil. Avec un scénario exigeant et bien écrit qui ne perdra en cours de route que les millions de...

le 24 févr. 2012

36 j'aime

2

Du même critique

Hannibal
Dalecooper
9

Gouteux

Pilote: Super grave attendue (en tout cas par moi), la préquelle du Dragon Rouge et du Silence des Agneaux, sur un Hannibal Lecter en liberté enquêtant avec son futur antagoniste Will Graham, est une...

le 5 avr. 2013

90 j'aime

6

John Carter
Dalecooper
7

On vous ment, ce film défonce!!

Ne pas croire la rumeur. Ne pas croire les cyniques. Ne pas même croire le studio Disney, qui n'a jamais compris le potentiel de John Carter et a vomi une campagne marketing hideuse et peu...

le 15 févr. 2013

75 j'aime

21

Justified
Dalecooper
9

Fiction pulpeuse

En termes de coolitude, pas mieux que Justified. Facile avec un perso principal aussi iconique, j'ai nommé Raylan "the angriest man i've ever known" Givens. Signes distinctifs: U.S Marshal énervé,...

le 11 juil. 2013

65 j'aime

11