Le Christ est souvent mis en avant dans les premiers projets ambitieux du cinéma, après que les pionniers aient apporté ou consolidé le langage élémentaire (Méliès, l'école de Brighton, R.W.Paul). Il est l'objet de From the Manger to the Cross (1912), de La vie et la passion de Jésus-Christ de Hatot en 1898. Les thèmes liés sont également des sources prisés : le christianisme est présent dans le premier péplum (ou le premier déployant les gros moyens pour une durée de 1h30 ou plus), Quo vadis (1912), le premier long-métrage italien (L'inferno – 1911) est tiré de La Divine Comédie de Dante. Et surtout le premier équivalent de long-métrage retrace l'expérience terrestre de Jésus.


La Vie et la passion de Jésus-Christ bat les records à l'époque, du haut de ses 44 minutes et demi. Une exception le contredit : The Corbett-Fitzsimmons Fight, capture passive d'un match de boxe sur 100 minutes, projeté dès 1897, 100 minutes. Cette production Edison réalisée par Dickson (l'homme du Salut inaugural) laisse à La Vie son record pour la fiction (même si elle peut s'aborder comme un 'documentaire éloigné') et pour un film avec mise en scène 'délibérée'. Il a été tourné en 1903 sur commande de Pathé, avec aux manettes ses deux réalisateurs attitrés du départ, Ferdinand Zecca (Histoire d'un crime, À la conquête de l'air) et Lucien Nonguet. Comme pour l'ensemble de sa carrière, Zecca est intervenu en tant que directeur. Il est parfois difficile d'établir son ou ses véritables rôles sur certains films, mais compte tenu de son abandon momentané de Pathé au profit de Gaumont, la situation est plus claire pour cet opus ; Nonguet l'a probablement achevé sans sa tutelle.


Au départ le film comprenait dix-huit tableaux (en guise de scènes), les suivantes ont été ajoutées à cause du succès ; c'est donc la demande qui a crée le record, avec 32 tableaux soit 600 mètres (l'expression 'court/moyen/long-métrage' vient de cet outil). Le film est particulièrement sophistiqué pour son temps dans ses principes formels et sa texture. Les scènes/tableaux sont souvent composées de plusieurs plans, les décors naturels et reproduits se mélangent. La colorisation était encore rare et complexe à établir ; le film a été colorié à la main dans un premier temps, puis 'retapé' grâce à la technique du pochoir (naissante ; courante à partir de 1904 puis généralisée en 1906, sous le nom de 'pathécolor' – c'est en tout cas lui qui 'aspire' et impose les règles sur le marché).


Sur le plan narratif et en terme de 'spectacle', le bilan est contrasté, y compris dans le contexte de l'époque. L'absence d'intertitres (à l'exception des noms des tableaux) est pesante, car l'expressivité et les ressources déployées à l'écran sont trop limitées et artificielles pour compenser. Comme les tableaux sont relatifs à des scènes identifiées, fondées sur des messages et symboles plus que des paroles, le problème est moindre que celui rencontré par L'Assassinat du duc de Guise cinq ans plus tard (production ambitieuse des 'Films d'art' avec un minimum d'intertitres et optant pour une surcharge de dialogues auxquels le spectateur n'a pas accès). Certains plans apparaissent avec des contrastes sous un même 'filtre', d'autres contiennent des éléments saillants, comme les astres ou certains habits.


L'intensité émotionnelle est plutôt basse par rapport aux autres productions 'phares' du muet (sauf lors de la marche vers la crucifixion). L'expérience du cinéma l'amoindrit encore, mais c'est aussi une question de parti-pris ; ces plans larges/d'ensemble remplis de figurants et de bric-à-brac font preuve de respect mais pas de sensibilité. Ce sont des illustrations sans supplément informatif, sans profondeur ni proposition particulière, mais avec toutefois un soupçon de solennité. D'un strict point de vue plastique, elles ont une valeur ajoutée grâce à l'inspiration du côté de Gustave Doré (aussi présente chez Méliès, par exemple pour son Barbe-Bleue, inspiré des illustrations célèbres des contes de Perrault). Les tableaux les plus éloquents sont les plus décalés ou insolites, toujours bien sûr conformément aux Écritures, comme Jésus marchant sur l'eau (grâce à un double impression, dans le film).


Parler de 'poésie' pour ce film est difficile et peut-être impropre ; il n'y a pas de foi mais une restitution loyale et pragmatique (Pathé prétend alors, dans ses textes promotionnels, suivre les « textes authentiques »), avec quelques éclats et de l'ingéniosité pour la surface, à laquelle toute l'attention créative se prête. Il interpelle par sa technique et sa tentative de tirer d'images puissantes les siennes propres ; avec un joli succès relativement à son contexte, lors de l'Ascension et l'Annonciation qui encadrent le film – la Nativité et l'apparition des anges sont plutôt insipides à cause de la direction d'acteurs et malgré le soin technique.


Un remake sera tourné (Vie et passion de notre Seigneur Jésus-Christ en 1907), à nouveau par Zecca, relayant cette fois Segundo de Chomon, auteur de films en stop-motion (Hôtel électrique) et de fantaisies horrifiques où perce une obsession des démons (Le Spectre Rouge). Alice Guy, première réalisatrice (au moins sur un temps long), tourne en 1906 un film similaire : La naissance, la vie et la mort du Christ (32 minutes). De son côté, Nonguet tournera une centaine de films, revenant ponctuellement à la religion, notamment via Les Martyrs de l'inquisition (1905). Il tournera, à partir de 1910, les 'Max' (.. prend son bain, .. et sa belle-mère, etc) avec Max Linder, grande star comique inspirant le Charlot de Chaplin. Enfin pour se figurer l'ampleur du record marqué par ce film, on peut comparer avec l'anecdote du Voyage à travers l'impossible de Méliès, sorti l'an suivant (1904) et encore un des films les plus longs du haut de sa petite vingtaine – et aussi des plus gourmands en terme d'éléments à l'écran.


https://zogarok.wordpress.com/2016/10/08/la-vie-et-la-passion-de-jesus-christ/

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le 8 oct. 2016

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