Identité, ipséité, altérité
A première vue, l'histoire d'un couple comme un autre qui décide de surmonter une véritable épreuve lorsque Laurence avoue à Fred qu'il a toujours voulu être une femme. A première vue, une oeuvre malséante sur la transsexualité, la perception sociale et la puissance de l'amour. A première vue, Laurence Anyways fait dans la dramaturgie limpide, avec une esthétique maniaque rose bonbon résolument sublime, de l'humour, du kitsch assumé, symbolisant la relation initiale entre les deux amoureux. A première vue, un film pour écraser les genres.
Le masculin/féminin s'y mélange, jusque dans le choix des prénoms des deux personnages. Soutenu par des femmes, ignoré par les hommes, qu'ils soient ses collègues lâches ou son père, légume de canapé, Laurence incarne un rejet calme de la virilité, alors que Fred, une décalée étrangement bourgeoise et conformiste au demeurant, n'a qu'un seul désir : "un homme !", en opposition parfaite à la mère, qui elle ne sera jamais plus heureuse de son enfant qu'avec ce éclat anti-conformiste, cette dénormalisation qui a pourtant coûté à Laurence son couple. Nathalie Baye campe en outre un personnage puissant, détonnant, protecteur et émouvant, en quelque sorte la mère que nous rêverions tous d'avoir.
La stylisation quasi-mégalo et obsessionnelle de la part du réalisateur déchaîne l'oeil du spectateur et sa volonté de voir Fred et Laurence finir ensemble, coûte que coûte, dans leur chasse au bonheur et malgré les chassés-croisés amoureux intenses qui portent jusque dans la durée du film ce ressassement chimérique d'un amour irréalisable.
Laurence Anyways est aussi un film sur le duo, la vie privée et sur la perception des autres, sur l'identité. Le couple se déchire finalement car Fred n'acceptera jamais l'identité de Laurence ailleurs que dans l'intimité (ou les milieux ouvertement gays friendly). Elle-même manifestation de la société, elle a besoin du regard des autres pour vivre et sera à chaque instant, la voix (désenchantée) de la raison, ne pouvant envisager la vie avec Laurence en "vase clos", ce qui serait pourtant sa seule option pour assumer sa relation avec lui/elle. L'interprétation de Suzanne Clément, faite de rage humaine et d'émotions, est époustouflante de véracité et fait marcher à de nombreuses reprises le spectateur sur le fil du rasoir, entre l'intensité du propos et les pleurs infernales. Car comment ne pas voir également que tout ce que Fred voulait était voué à l'échec ? C'est elle qui finira par perdre son identité en aimant Laurence, qui lui annoncera qu'il ne regrette pas vraiment son choix de la perdre car il s'aime avant tout ("it's Laurence, anyways").
La réalisation pousse le vice jusqu'à offrir un véritable et direct contrepoint à son message (et en format 4:3 s'il vous plaît). Laurence Anyways est un film sur le regard : mais au-delà des personnages principaux, quel regard a la caméra, et donc le spectateur, sur les autres personnages ? Deux éléments importants du film relégués à une action discrète de la caméra (Charlotte et Albert, indispensables à l'histoire, accessoires à l'image), des personnages caricaturaux (les Rose) et tous les autres, absents ou transparents ?
Dolan se paie le luxe de se moquer de lui-même, dans une fresque intime servie par des métaphores fabuleuses (celle du la vague, celle du papillon) et de nombreux éléments de tendresse, qualité flamboyante du film, qui loin d'en rire, fait finalement l'éloge des moments de couple, viscéraux et domestiques. L'avalanche d'insultes ou d'ignorance que reçoivent chacun des personnages non principaux ? C'est là l'ironie d'un plaidoyer pour la tolérance et le respect de l'autre, à son paroxysme dans la scène du restaurant, lorsque Fred, demandant à ne pas être jugée, balance un flot aigre et strident de critiques inquisitrices, dans l'absence totale d'expression ou de réponse de la serveuse, comme des gens autour, caricaturaux jusque dans leur silence.
Et pour la première fois, en cherchant quoi dire sur la bande originale d'un film, je suis muette. Les images m'ont tellement bluffée et la musique était tellement en accord avec elles (Moderat, coeur coeur coeur), que je ne l'ai même plus entendue. La photographie est non seulement irréprochable, mais approche le sensationnel et elle porte, avec une excellente utilisation des couleurs et des objets de l'époque (la déco mon dieu, la déco !!!) toute la vibration du film. Le montage est le dernier élément technique à examiner lorsque l'on écrit une critique ; mais lui aussi est impeccable. Laurence Anyways est une prouesse technique, notamment pour un réalisateur d'un si jeune âge, chacun des éléments y est pensé, calculé au millimètre pour un résultat à la fois arty et miraculeux des années 80s recrées.
Pas de dix sur dix, mais pourquoi ? Parce que le personnage de Laurence reste naïvement dans la sérénité, à représenter un combat contre la norme. Pas de faille dans sa démarche, personnage marginal avant d'être marginal dira Fred, Laurence reste lisse dans son originalité et Dolan, un peu poire dans ce cheminement sur l'altérité, sujet trop lourd peut être. Ce certain manque de maturité, ressemblant à un romantisme béat, couplé à une esthétique candide, ne nous fera qu'attendre avec davantage d'impatience les prochains films du réalisateur et la croissance de sa réflexion, qui peut aller bien au-delà de celle présentée dans Laurence Anyways.
Car le film est, en somme, une claque magnifique dans nos gueules de petits cons.