1957, John Sturges accède à la gloire avec Règlements de comptes à OK Corral, inspiré de la célèbre fusillade survenue à Tombstone en 1881. Spécialisé dans le western et l'action, ce cinéaste dirigera bientôt Les sept mercenaires (1960) et La grande évasion (1963), sortes de pré-blockbusters aux succès monstrueux. Avant cela il tourne Le Dernier train de Gun Hill (1959), où Kirk Douglas tient à nouveau la tête d'affiche. C'est un western aux éléments classiques, mais les effets de la période se ressentent : c'est celle du « western moderne » et de la remise en question, virant parfois à la contestation ou au film à thèse : Le train sifflera trois fois est le cas le plus représentatif. Un homme est passé (1955) de Sturges lui-même flirtait avec cet état, toutefois le genre 'western' doit être compris dans son sens le plus large pour l'y faire entrer.


Le dernier train de Gun Hill n'est pas dans la distanciation critique, ni un surwestern. C'est plutôt un 'western baroque' penché sur la face sombre de l'Ouest, ses nuances contrariantes. La charge morale ne porte pas contre l'Ouest en général mais certaines déviations particulières. L'injustice vient semer le trouble dans un équilibre cynique et impitoyable ; ce monde peut bien être dur et cruel, mais il y a des vertus à respecter jusque dans la jungle. Et cette fois ce n'est pas un apôtre citadin venant porter sa petite Lumière ; Kirk Douglas interprète un shérif dont la femme, indienne, a été violée et tuée par le fils d'un de ses anciens amis, qu'il retrouve pour l'occasion après quinze ans. Craig Belden, devenu un riche éleveur et le maître de Gun Hill, admire toujours Matt Morgan et lui le respecte en retour. Chacun est attaqué dans sa chair : la nécessité ultime prend le pas, la guerre est inévitable. Belden doit préserver son fils et maintenir à flots son petit royaume ; Morgan doit venger la perte de son paradis.


Ces tensions dans les valeurs, les intérêts objectifs et sentimentaux, amènent la confrontation d'hommes à un haut niveau. Morgan se borne à son idéal, au risque de rendre son propre fils orphelin et d'ajouter à la tragédie, pour une justice apparemment impossible. Le clou est cette issue inespérée, fin morale préférant la rudesse au consensus fragile ou à la réconciliation. Tout doit se payer, l'amertume et les blessures ne seront pas soulagées mais au moins reconnues de cette manière. Le film est alors en profonde dissonance avec cette tendance à prendre le genre de haut à Hollywood (James Stewart -L'Homme qui tua Liberty Valance- étant l'incarnation de ce pacifisme critique qui commence alors à ensevelir tout un univers, du moins lorsqu'il a quelque chose à exprimer de plus fort que lui-même). Le regard porté reste nuancé, du moins en surface (pas d'ambitions analytiques au programme) et on montre l'éducation, dure et valorisant l'usage de la force, du père Belden, ainsi que la banalité du 'mal' et de la domination dans cet environnement.


Le viol et même le meurtre de cette femme indienne aurait été une anecdote dans d'autres cas. Simplement celle-là était entrée dans un clan plus respectable que ses tribus originelles ; tout comme Linda (Carolyn Jones), protégée de Belden, s'est émancipée de son statut de fille de joie et a plus de droits qu'une simple femme (c'est la seule à déambuler librement dans Gun Hill, sans subir d'assauts ; au plus, le mépris de quelques excités). Déchirée entre les deux principaux protagonistes, l'ex-pute vertueuse (figure classique) de cet opus a donc une position originale dans cette hiérarchie des sédentaires de l'Ouest, mais contrairement à l'épouse défunte de Morgan, sa place reste sans espoir : Linda est une favorite assujettie, l'indienne était incorporée, rejoignait une famille et lui donnait un nouveau sang. Bien qu'il s'agisse encore d'une adaptation, l'emprunte de James Poe se ressent ; ce scénariste est aux commandes également pour La chatte sur un toit brûlant et On achève bien des chevaux.


Il embrasse cette complexité sans laisser le jugement inhiber quelque facette, faisant passer la morale et même la politique au second plan, engendrant une matière d'autant plus riche. La réalisation est somptueuse, dans un cadre et avec des méthodes contraires à toute folie des grandeurs ; Sturges trouve le côté intimiste et méditatif qu'il imite d'habitude, tout en conservant son panache. Pas réformateur, pas décalque traditionnel non plus ; finalement Le dernier train est un excellent opus dans son genre, avec une âme qui le distingue, des recettes classiques et une efficacité remarquable, aidée par le choix d'un récit unique (quasiment pas de 'sous-intrigue'). C'est un film avec du souffle et du caractère ; d'autant plus poignant les rares fois où il dégaine (la scène du feu a quelque chose de 'mythique'). Par son postulat (viol suivi de vengeance) il constitue un ancêtre du rape-and-revenge (dans un esprit comparable à celui du Vieux fusil, pionnier du genre en France). Trois ans plus tôt, La prisonnière du désert survolait le sujet ; il allait loin dans la violence et les exactions suggérées, mais sa noirceur restait somme toute très 'encadrée'. Le film de John Ford exprimait avec lyrisme un désenchantement surtout social ; Le dernier train le surpasse par sa frontalité et cible le particulier sans refaire l'Histoire, mais en posant des questions relatives aux lois des Hommes.


https://zogarok.wordpress.com/2015/09/27/le-dernier-train-de-gun-hill/

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le 24 sept. 2015

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