J’avais conservé un souvenir mitigé de ce film. Sans doute l’avais-je vu trop jeune. Pourtant, j’aimais le roman de Dino Buzzati, d’une simplicité lumineuse.


Fraîchement diplômé de l’Académie militaire, le sous-lieutenant Drogo quitte la capitale pour rejoindre le fort de Bastiano, perdu sur une marche de l’Empire. Son premier mouvement est de se faire muter ailleurs. Cependant, progressivement, il se laisse contaminer par la fièvre qui brûle ses camarades. Les Tartares reviendront un jour, en masse… et ce jour-là… Jacques Brel chantait : "Je m'appelle Zangra et je suis lieutenant ; Au fort de Belonzio qui domine la plaine ; D'où l'ennemi viendra qui me fera héros…" Les années passent, Drogo tombe malade. Aurait-t-il sacrifié sa carrière, sa vie privée, sa santé à une chimère ? Non, car les Tartares approchent, l’alarme est donnée, les renforts affluent. Hélas Drogo est désormais mourant. "Je m'appelle Zangra hier trop vieux général ; J'ai quitté Belonzio qui domine la plaine ; Et l'ennemi est là je ne serai pas héros."


Sommes-nous face à un conte philosophique, une longue réflexion sur l’ennui, l’attente et la fuite du temps ? Nombreux sont ceux qui y ont lu une réflexion kafkaïenne sur l’absurdité de la vie. À tort, le lecteur avisé notera que les deux dernières pages du roman sont tout sauf nihilistes. Au contraire, elles prennent un accent pascalien : passé l’amertume du départ forcé, Drogo se redresse et se prépare pour son dernier combat, le seul qui compte.


"Courage, Drogo, c'est là ta dernière carte, va en soldat à la rencontre de la mort et que, au moins, ton existence fourvoyée finisse bien. Venge-toi finalement du sort, nul ne chantera tes louanges, nul ne t'appellera héros ou quelque chose de semblable, mais justement pour cela ça vaut la peine. (...) La porte de la chambre a un frémissement et craque légèrement. Peut-être est-ce un courant d’air, un simple coup de vent comme il en a par ces inquiètes nuits de printemps. Mais peut-être aussi est-ce Elle qui est entrée, à pas silencieux, et qui maintenant approche du fauteuil de Drogo. Faisant un effort, Giovanni redresse un peu le buste, arrange d’une main le col de son uniforme, jette encore un regard par la fenêtre, un très bref coup d’oeil, pour voir une dernière fois les étoiles. Puis, dans l’obscurité, bien que personne ne le voie, il sourit." Fin du roman.


Valerio Zurlini tourne en 1976 son adaptation. Le casting européen est prestigieux, Christian de Chalonge à la (co)réalisation, Luciano Tovoli à la photographie, Ennio Morricone à la musique et une ribambelle de stars masculines aux jeux subtils : Vittorio Gassman (l’invalide Filimore, le seul à avoir connu le feu), Giuliano Gemma (l’ambitieux roturier Mattis), Helmut Griem (l’heureux Siméon), Philippe Noiret (le général tatillon), Francisco Rabal (le strict sergent Tronk), Laurent Terzieff (le phtisique comte von Amerling), Jean-Louis Trintignant (l’intrigant médecin-major Rovin), Max von Sydow (l’extraordinaire possédé Ortiz) et Jacques Perrin (Drogo).


Deux vedettes iraniennes, la ville antique et la citadelle parthe de Bam, illuminent l’écran. Du haut de ses 2500 ans d’existence, la construction d’adobe ; un mélange d’argile, de paille et d’eau ; transfigure l’histoire. Le Drogo de Buzzati s’enterrait dans une caserne poussiéreuse. Jacques Perrin découvre, aux portes du désert, un ravissement. Les prises de vue sont sublimes : l’intemporelle relève de la garde en premier plan, le mur crénelé et, au loin, l’infini désertique. Les scènes en extérieur sont entrecoupées de longs huis clos dans le tréfonds de la forteresse. Les officiers cénobites cachent de petits luxes : des domestiques silencieux, des meubles rares et des reliques précieuses de la ville. Bam est morte. Un séisme la détruisit en 2003, laissant 40.000 morts.


L’étincelant Jacques Perrin porte à merveille la tenue de campagne bleu roi de l’infanterie impériale et, au mess, le soir venu, la grande tenue blanche. Sous d’autres couleurs, le comédien Perrin a combattu. Pierre Schoendoerffer l’a tué à trois reprises, en Indochine, en Algérie, puis au Laos. Il était alors question d’honneur et de fidélité. Le désert des Tartares est plus austère. Le désert est, par nature, silencieux. Les soldats de métier aspirent juste à vivre une bataille, qui fera d’eux des héros. Est-ce un film de guerre, sans combat ? Un film d’action, immobile ? Un drame romantique, sans passion déclarée ? Zurlini joue avec le temps, ses ellipses se font de plus en plus longues. Drogo vieillit. Ses aînés quittent le fort, les uns après les autres. Vient le tour d’Ortiz, le seul à avoir entraperçu, jadis, les Tartares. “ J’aurais pu servir dans une guerre, dommage. ” La fièvre ne tombe pas. Drogo va mourir. Seul et sans sourire.

Créée

le 25 oct. 2016

Critique lue 2.1K fois

28 j'aime

Step de Boisse

Écrit par

Critique lue 2.1K fois

28

D'autres avis sur Le Désert des Tartares

Le Désert des Tartares
ltschaffer
10

Soudain, le vide.

Le Désert des Tartares serait-il un film tombé du ciel ? Une œuvre unique, fils prodigue de toute la grâce des productions franco-italiennes des années 70 ? Il faut le voir pour le croire. Ultime...

le 31 oct. 2014

24 j'aime

8

Le Désert des Tartares
-Marc-
9

Le cimetière des ambitions

Un générique exceptionnel. Des images magnifiques dans des paysages somptueux. Une musique douce qui devient progressivement lancinante puis glaçante. Un bijou de réalisation. Pourtant ce film ne...

le 27 nov. 2017

20 j'aime

2

Le Désert des Tartares
Yoshii
8

Mirage d'un destin

En décidant d'adapter fidèlement le roman éponyme de Dino Buzzati, Valerio Zurlini avait probablement conscience de se lancer dans une mission délicate : retranscrire un texte illustrant un destin...

le 7 janv. 2024

16 j'aime

2

Du même critique

Gran Torino
SBoisse
10

Ma vie avec Clint

Clint est octogénaire. Je suis Clint depuis 1976. Ne souriez pas, notre langue, dont les puristes vantent l’inestimable précision, peut prêter à confusion. Je ne prétends pas être Clint, mais...

le 14 oct. 2016

125 j'aime

31

Mon voisin Totoro
SBoisse
10

Ame d’enfant et gros câlins

Je dois à Hayao Miyazaki mon passage à l’âge adulte. Il était temps, j’avais 35 ans. Ne vous méprenez pas, j’étais marié, père de famille et autonome financièrement. Seulement, ma vision du monde...

le 20 nov. 2017

123 j'aime

12