En adaptant au cinéma le roman du même titre de Pierre Lesou, Melville fait sien tous les codes du film noir à l'américaine pour rendre au genre un hommage vibrant et terriblement soigné. Chaque parcelle de cette bobine à l'écriture redoutable transpire les ambiances poisseuses de ce cinéma outre atlantique qui semble avoir été une grande source d'inspiration pour le réalisateur français. Des décors intérieurs bien marqués aux voitures imposantes, c'est dans un paris métamorphosé pour l'occasion que Melville nous embarque pour une histoire terrifiante où se mêlent habilement, vérité et mensonge, afin de manipuler un spectateur qui met du temps à cerner tous les enjeux en présence.

Si le film semble de prime abord d'une limpidité cristalline, c'est pour mieux nous prendre de court par la suite. Difficile de ne pas se faire surprendre par la tournure des évènements quand on vient de passer plus d'une heure à se faire notre idée de tous les personnages qui s'agitent sous nos yeux. Entre flics et truands, chacun cherche son propre intérêt en manipulant ses ennemis mais également ses amis. A l'image du personnage central du film, le froid et méthodique Silien, impossible à cerner jusqu'à ce qu'il veuille bien lui même nous faire l'honneur de quelques éclaircissements. Le Doulos est un film à l'écriture remarquable qui nage en plein monde du vieux truand à la française avec une aisance redoutable, jonglant avec tous les codes inhérents à ce milieu qui semblent tous converger vers ce code d'honneur légitimant même les actes les plus sordides. Toute l'histoire repose sur la méfiance dont font preuve les bandits à l'égard des Doulos, des truands qui retournent leurs vestes en informant la Police, condamnés à mort par leurs pairs dès lors qu'ils sont démasqués, comme on peut le voir à quelques reprises dans le film, lors de séquences assez violentes.

Melville prend son temps pour poser tous les éléments nécessaires au dénouement de son intrigue et se sert habilement de tous ses acteurs pour faire prendre la sauce. Belmondo, comme à son habitude, assure et campe un Silien méthodique dont l'efficacité n'a d'égal que sa capacité à prendre des décisions sans avoir besoin d'y réfléchir, aussi graves soient-elles. Serge Regianni est également remarquable et incarne un homme qui doute de son ami avec beaucoup de justesse, sans jamais tomber dans l'exagération. S'il "considère Silien comme un ami" et que "ce sera comme ça tant qu'il n'aura pas la preuve du contraire", difficile pour cet homme qui vient de passer 4 ans en prison de savoir sur quel pied danser. Regianni retransmet de belle façon à l'écran les doutes qui animent son personnage devant les choix qu'il doit faire pour s'assurer un futur proche ailleurs que derrière des barreaux.

Pour exprimer leur talent, les deux hommes jouissent d'ambiances superbement créées par un réalisateur qui a un sens aiguë de la mise en scène. Melville insuffle à son film une beauté formelle qui nous flatte la rétine à de nombreuses reprises. En faisant des ombres portées par ses lumières des personnages à part entière du film, ses dernières dansent sur les murs tels des ennemis supplémentaires dont il faut se méfier, il rend les visages de ses personnages très durs, difficiles à cerner, souvent habilement cachés par un manque de clarté. De nombreux passages tournés en intérieur renforcent le côté énigmatique des hommes qui peuplent cette histoire de gangster en les faisant évoluer dans des pièces privées de fortes sources de lumières. Souvent éclairé par de simples lampes, voir des lumières encore plus fébriles, Le Doulos possède une identité très marquée film noir dont les ambiances inquiétantes sont idéales pour ce type d'histoire.

Finalement, peu d'ombres au tableau (elles ont toutes été réquisitionnées par Melville ^^), mais il y en a tout de même. A commencer par le casting féminin qui n'est pas franchement glorieux. Les deux femmes de l'histoire plombent leurs séquences attitrées par un non naturel qui nuit au film. C'est d'autant plus dommage que leurs partenaires assurent méchamment. Enfin, j'ai également quelques réserves quant au dénouement final. Même si j'aime beaucoup son côté définitif, je trouve qu'il est amené un peu maladroitement, en tout cas pas avec la même finesse d'écriture qui habite le reste du métrage. Cela étant dit, Le Doulos est un film remarquable, qui a certainement contribué à écrire le mythe Melville avec beaucoup de classe. On y retrouve l'univers très soigné de ce réalisateur génial qui, on peut en être certain, continuera longtemps à être une référence, en France mais également au delà de ses frontières.
oso
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le 30 mars 2014

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oso

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