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Le voyage dans le passé que propose le Guépard n’est pas vraiment nouveau. Le cinéma à compris, dès son plus jeune âge, à quel point il pouvait faire vibrer l’illusion et l’immersion dans des décors et des mœurs d’un autre âge. Si le film de Visconti se distingue, ce n’est pas seulement pour la magnificence de sa reconstitution : c’est aussi et surtout pour la mélancolie des adieux d’un homme à son ère.
Fidèle au programme d’un cinéma à son apogée (qu’on prenne la mesure, tout de même, que sur un an sortent coup sur coup Lawrence d’Arabie, Le Guépard et Cléopâtre) le récit offre dans toute son ampleur la vision d’un monde, fondé sur des personnages archétypaux avec à sa tête le jeune aux dents longues, qui comprend que la fin de l’aristocratie suppose des concessions, et joue la carte de l’opportunisme : « Si tu veux que tout reste comme avant, il faut que tout change », déclare-t-il à son oncle le Prince.
De la bourgeoisie mal éduquée en pleine ascension aux masques de cire d’une aristocratie qui refuse de voir son monde sombrer, Visconti propose un travelling latéral exhaustif, où s’enchainent de grandes unités esthétiques et séquentielles portées par des représentants de chaque classe. Au centre, focalisant tous les regards, un couple dont le glamour irradie littéralement l’espace, d’une jeunesse insolente et dévoratrice : Claudia Cardinale et Alain Delon, qui prennent en charge la danse et la beauté quand les autres se chargent des discours.
Car autour d’eux, c’est bien la célébration du raffinement et l’ostentation qui, pense-t-on, pourra conjurer la marche de l’Histoire. De ce point de vue, Le Guépard est un film proprement éblouissant. Eclatant de couleurs, avec un sens du détail d’une précision effarante, chaque scène compose autant sur le plan d’ensemble que la finesse d’une dorure, le fil d’or dans un tapis ou le carmin d’un lourd rideau de moire. Les tableaux s’enchainent, vifs et brillants, de batailles en extérieurs, mais surtout sur les architectures de palais grandioses et démesurés. Les salons ne cessent de s’ouvrir sur de nouvelles pièces, les costumes se surexposent aux tentures dans un feu d’artifice presque figé, ou réglé au cordeau dans le froufrou d’un bal atemporel.
Deux films viennent à l’esprit face à ce monument : Barry Lyndon, pour sa picturalité. L’Apollonide, pour l’épaisseur cossue de ses intérieurs. Ces comparaisons permettent de déterminer clairement la singularité du Guépard : scintillant là où la photographie de Kubrick travaille sur les quasi sfumato et rend laiteuse une mélancolie générale, ouvert et spacieux, officiel et guindé là où Bonello laisse le stupre exprimer ses phantasmes et ses limites.
On pourrait, dès lors, ne voir dans cette reconstitution grandiose qu’une certaine idée du cinéma, panégyrique d’un spectacle total et clinquant.
C’est sans compter sur le personnage de Don Fabrizio, Burt Lancaster crépusculaire, et véritable centre névralgique du film. Son vortex. Avant même que de s’intéresser à lui, Visconti multiplie les contrepoints : la satire de deux mondes, l’un inconscient de sa fin, l’autre grossier dans son irruption, et des images d’une beauté triste : l’alignement de pots de chambres dans une salle attenante au bal, où la visite d’un palais décati à la splendeur grise et aux tableaux retournés contre les murs. « Un palais dont on connait toutes les pièces n’est pas digne d’être habité », dit-on, sans comprendre à quel point cette pose dans la richesse symbolise l’ignorance nécessaire de celui qui veut survivre dans un monde qu’il ne comprend plus.
Fondé sur la dilatation, des échanges, de cette fameuse scène du bal, le récit est construit sur le principe de la circonvolution : autour d’un homme qui meurt avec sa classe, et prend le parti d’en prendre conscience. Avec lui, on solde les comptes d’un monde qui pourrit dans la splendeur : le bal est dès lors un rassemblement de guenons en période de reproduction, qui ira perpétuer une race fatiguée dans la consanguinité la plus dégénérée. Don Fabrizio, à cheval entre deux mondes, à l’aise dans aucun, prend en marge de la fête la mesure de sa sortie de scène.
Au matin, alors que l’orchestre s’échine encore pour les rares qui refusent de se coucher, le Prince quitte les intérieurs cossus pour la rue. Fusionnant avec les murs abimés qui l’entourent, englouti par l’obscurité, dans un silence assourdissant, il fusionne avec la ruine.

Dans l’attente que l’archéologue Visconti vienne restaurer les ors de son flamboyant passé.
Sergent_Pepper
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le 11 oct. 2014

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Sergent_Pepper

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